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char - lettera amorosa 1963


rene

Ecrit par René Char, illustré par Braque, cette rencontre au sommet nous est offerte au format poche. Un régal d'invention poètique et pictural, sur un thème éternel, ici élevé au chant le plus dense.

Lettera Amorosa

Non è gia part’in voi che con
forz’invincibile d’amore tutt’a se non mi tragga.
Monteverdi.

« Je n’ai plus de fièvre ce matin. Ma tête est de nouveau claire et vacante, posée comme un rocher sur un verger à ton image. Le vent qui soufflait du Nord hier fait tressaillir par endroits le flanc meurtri des arbres.

Je sens que ce pays te doit une émotivité moins défiante et des yeux autres que ceux à travers lesquels il considérait toutes choses auparavant. Tu es partie mais tu demeures dans l’inflexion des circonstances, puisque lui et moi avons mal. Pour te rassurer dans ma pensée, j’ai rompu avec les visiteurs éventuels, avec les besognes et la contradiction. Je me repose comme tu assures que je dois le faire. Je vais souvent à la montagne dormir. C’est alors qu’avec l’aide d’une nature à présent favo­rable, je m’évade des échardes enfoncées dans ma chair, vieux accidents, âpres tournois.

Pourras-tu accepter contre toi un homme si hale­tant?

Lunes et nuit, vous êtes un loup de velours noir, village, sur la veillée de mon amour.

« Scrute tes paupières », me disait ma mère, penchée sur mon avant-sommeil d’écolier. J’apercevais flottant un petit caillou, tantôt paresseux, tantôt strident, un galet pour verdir dans l’herbe. Je pleurais. Je l’eusse voulu dans mon âme, et seulement là.

Chant d’Insomnie : « Amour hélant, l’Amoureuse viendra, Gloria de l’été, ô fruits! La flèche du soleil traversera ses lèvres, Le trèfle nu sur sa chair bouclera, Miniature semblable à l’iris, l’orchidée, Cadeau le plus ancien des prairies au plaisir Que la cascade instille, que la bouche délivre. »

Je voudrais me glisser dans une forêt où les plantes se refermeraient et s’éteindraient derrière nous, forêt nombre de fois centenaire, mais elle reste à semer. C’est un chagrin d’avoir, dans sa courte vie, passé à côté du feu avec des mains de pêcheur d’éponges. « Deux étin­celles, tes aïeules », raille l’alto du temps, sans compas­sion.

Mon éloge tournoie sur les boucles de ton front, comme un épervier à bec droit.

L’automne! Le parc compte ses arbres bien distincts. Celui-ci est roux traditionnellement; cet autre, fermant le chemin, est une bouillie d’épines. Le rouge-gorge est arrivé, le gentil luthier des campagnes. Les gouttes de son chant s’égrènent sur le carreau de la fenêtre. Dans l’herbe de la pelouse grelottent de magiques assassinats d’insectes. Écoute, mais n’entends pas.

Parfois j’imagine qu’il serait bon de se noyer à la surface d’un étang où nulle barque ne s’aventurerait. Ensuite, ressusciter dans le courant d’un vrai torrent où tes couleurs bouillonneraient.

II faut que craque ce qui enserre cette ville où tu te trouves retenue. Vent, vent, vent autour des troncs et sur les chaumes.

J’ai levé les yeux sur la fenêtre de ta chambre. As­tu tout emporté? Ce n’est qu’un flocon qui fond sur ma paupière. Laide saison où l’on croit regretter, où l’on projette, alors qu’on s’aveulit.

L’air que je sens toujours prêt à manquer à la plu­part des êtres, s’il te traverse, a une profusion et des loisirs étincelants.

Je ris merveilleusement avec toi. Voilà la chance unique.

Absent partout où l’on fête un absent.

Je ne puis être et ne veux vivre que dans l’espace et dans la liberté de mon amour. Nous ne sommes pas ensemble le produit d’une capitulation, ni le motif d’une servitude plus déprimante encore. Aussi menons-nous malicieusement l’un contre l’autre une guérilla sans reproche.

Tu es plaisir, avec chaque vague séparée de ses suivantes. Enfin toutes à la fois chargent. C’est la mer qui se fonde, qui s’invente. Tu es plaisir, corail de spasmes.

Qui n’a pas rêvé, en flânant sur le boulevard des villes, d’un monde qui, au lieu de commencer avec la parole, débuterait avec les intentions?

Nos paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées, une sève suffisante pour res­ter closes tout un hiver; ou mieux, comme si, à chaque extrémité de la silencieuse distance, se mettant en joue, il leur était interdit de s’élancer et de se joindre. Notre voix court de l’un à l’autre; mais chaque avenue, chaque treille, chaque fourré, la tire à lui, la retient, l’interroge. Tout est prétexte à la ralentir.

Souvent je ne parle que pour toi, afin que la terre m’oublie.

Après le vent c’était toujours plus beau, bien que la douleur de la nature continuât.

Je viens de rentrer. J’ai longtemps marché. Tu es la Continuelle. Je fais du feu. Je m’assois dans le fauteuil de panacée. Dans les plis des flammes barbares, ma fatigue escalade à son tour. Métamorphose bienveillante alter­nant avec la funeste.

Dehors le jour indolore se traîne, que les verges des saules renoncent à fustiger. Plus haut, il y a la mesure de la futaie que l’aboi des chiens et le cri des chasseurs déchirent.

Notre arche à tous, la très parfaite, naufrage à l’ins­tant de son pavois. Dans ses débris et sa poussière, l’homme à tête de nouveau-né réapparaît. Déjà mi­liquide, mi-fleur.

La terre feule, les nuits de pariade. Un complot de branches mortes n’y pourrait tenir.

S’il n’y avait sur terre que nous, mon amour, nous serions sans complices et sans alliés. Avant-coureurs can­dides ou survivants hébétés.

L’exercice de la vie, quelques combats au dénoue­ment sans solution mais aux motifs valides, m’ont appris à regarder la personne humaine sous l’angle du ciel dont le bleu d’orage lui est le plus favorable.

Toute la bouche et la faim de quelque chose de meilleur que la lumière (de plus échancré et de plus agrippant) se déchaînent.

Celui qui veille au sommet du plaisir est l’égal du soleil comme de la nuit. Celui qui veille n’a pas d’ailes, il ne poursuit pas.

J’entrouvre la porte de notre chambre. Y dorment nos jeux. Placés par ta main même. Blasons durcis, ce matin, comme du miel de cerisier.

Mon exil est enclos dans la grêle. Mon exil monte à sa tour de patience. Pourquoi le ciel se voûte-t-il?

Il est des parcelles de lieux où l’âme rare subitement exulte. Alentour ce n’est qu’espace indifférent. Du sol glacé elle s’élève, déploie tel un chant sa fourrure, pour protéger ce qui la bouleverse, l’ôter de la vue du froid.

Pourquoi le champ de la blessure est-il de tous le plus prospère? Les hommes aux vieux regards, qui ont eu un ordre du ciel transpercé, en reçoivent sans s’éton­ner la nouvelle.

Affileur de mon mal je souffre d’entendre les fon­taines de ta route se partager la pomme des orages.

Une clochette tinte sur la pente des mousses où tu t’assoupissais, mon ange du détour. Le sol de graviers nains était l’envers humide du long ciel, les arbres des danseurs intrépides.

Trêve, sur la barrière, de ton museau repu d’écumes, jument de mauvais songe, ta course est depuis longtemps terminée.

Cet hivernage de la pensée occupée d’un seul être que l’absence s’efforce de placer à mi-longueur du factice et du surnaturel.

Ce n’est pas simple de rester hissé sur la vague du courage quand on suit du regard quelque oiseau volant au déclin du jour.

Je ne confonds pas la solitude avec la lyre du désert. Le nuage cette nuit qui cerne ton oreille n’est pas de neige endormante, mais d’embruns enlevés au prin­temps.

II y a deux iris jaunes dans l’eau verte de la Sorgue. Si le courant les emportait, c’est qu’ils seraient décapités.

Ma convoitise comique, mon voeu glacé: saisir ta tête comme un rapace à flanc d’abîme. Je t’avais, maintes fois, tenue sous la pluie des falaises, comme un faucon encapuchonné.

Voici encore les marches du monde concret, la pers­pective obscure où gesticulent des silhouettes d’hommes dans les rapines et la discorde. Quelques-unes, compen­santes, règlent le feu de la moisson, s’accordent avec les nuages.

Merci d’être, sans jamais te casser, iris, ma fleur de gravité. Tu élèves au bord des eaux des affections mira­culeuses, tu ne pèses pas sur les mourants que tu veilles, tu éteins des plaies sur lesquelles le temps n’a pas d’ac­tion, tu ne conduis pas à une maison consternante, tu permets que toutes les fenêtres reflétées ne fassent qu’un seul visage de passion, tu accompagnes le retour du jour sur les vertes avenues libres ».

* * *
Sur le franc-bord

I. IRIS.
1° Nom d’une divinité de la mythologie grecque, qui était la messagère des dieux. Déployant son écharpe, elle produisait l’arc-en-ciel.
2° Nom propre de femme, dont les poètes se servent pour désigner une femme aimée et même quelque dame lors­qu’on veut taire le nom.
3° Petite planète.
II. IRIS.
Nom spécifique d’un papillon, le nymphale iris, dit le grand mars changeant. Prévient du visiteur funèbre.
III. IRIS.
Les yeux bleus, les yeux noirs, les yeux verts, sont ceux dont l’iris est bleu, est noir, est vert.
IV. IRIS.
Plante. Iris jaune des rivières.

… Iris plural, iris d’Éros, iris de Lettera amorosa.

"Ni bluette sentimentale, ni mol épanchement, l'adresse amoureuse condense chez les poètes les plus vifs enjeux de l'existence et c'est en elle sans doute qu'ils portent la langue à son plus haut degré d'incandescence. La question de l'autre, celle du désir et de la perte, est au coeur de la poésie, comme un pas de danse sur l'abîme; l'amour/la poésie, deux visages d'un même mystère." (Jean-Pierre Siméon).


« Je ne puis être et ne veux vivre que dans l’espace et dans la liberté de mon amour » écrivait René Char dans le poème Lettera amorosa.

Lettera amorosa, (La Lettre d’amour) est le titre d’un poème de René Char paru en 1953, emprunté à un madrigal du compositeur italien Claudio Monteverdi.

En voici un extrait : « Merci d’être, sans jamais te casser, iris, ma fleur de gravité. Tu élèves au bord des eaux des affections miraculeuses, tu ne pèses pas sur les mourants que tu veilles, tu éteins des plaies sur lesquelles le temps n’a pas d’action, tu ne conduis pas à une maison consternante, tu permets que toutes les fenêtres reflétées ne fassent qu’un seul visage de passion, tu accompagnes le retour du jour sur les vertes avenues libres.»

La destinataire de cette Lettre d’amour désignée par le mot « iris » et dont le poète ne révèle pas le nom est peut-être Marguerite Caetani, princesse Bassiano, « bonne et terrible, amie affectueuse et tigre cruel », aux dires de Paul Valéry.

« Poète à poigne », colosse au cœur tendre – il mesurait 1 mètre 94 – René Char était un homme entier, « tout en droiture, en colère et en refus » qui refusait interviews et honneurs.

Souvent qualifiée d’hermétique, la poésie de René Char affirme cependant la sensualité de la réalité sensible à travers les paysages, les végétaux et le bestiaire de la Provence. Poésie du mot plus que de la phrase, du geste plus que du mot, elle est proche du silence.

Fait exceptionnel, les œuvres complètes du poète parurent de son vivant, en 1983, dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade.

Son ami Albert Camus déclara en 1957, lors d’une conférence donnée à Stockholm avant la remise de son Prix Nobel : « Cette œuvre est parmi les plus grandes, oui vraiment les plus grandes que la littérature ait produite. Depuis Apollinaire en tout cas, il n’y a pas eu dans la poésie française une révolution comparable à celle accomplie par René Char. »

René Char, œuvres complètes, introduction de Jean Roudaut, bibliothèque de la Pléiade NRF Gallimard. René Char, Lettera amorosa, illustrations de George Braque et de Jean Arp, NRF Poésie/Gallimard, n° 430, 2007