Ramsès, trente-cinq ans, tient un cabinet de voyance à la Goutte d'or à Paris. Habile manipulateur et un peu poète sur les bords, il a mis sur pied un solide commerce de la consolation. L'arrivée d'enfants venus des rues de Tanger, aussi dangereux qu'insaisissables, vient perturber l'équilibre de son commerce et de tout le quartier. Jusqu'au jour où Ramsès va avoir une réelle vision.
TELERAMA
À Barbès, un “médium” doué en affaires prospère, puis chavire. L’exploration onirique d’un quartier parisien sous tension.
Il s’appelle Ramsès et la Goutte d’Or est son royaume. Au pied du métro Barbès, ses rabatteurs appâtent le client, distribuant par milliers des petits papiers imprimés d’une promesse : « Médium ». Ramsès reçoit, dans une pénombre travaillée à la bougie, des endeuillés prêts à payer en liquide pour des nouvelles de leurs chers disparus. Sa petite entreprise ne connaît pas la crise, d’ailleurs ses concurrents du quartier, voyants et autres « professeurs » d’origines diverses, lui reprochent de rafler leurs parts de marché. Ramsès s’en fiche, business is business.
Sa prospérité s’explique : il est bon, bluffant même. On jurerait que les morts lui parlent pour de vrai — d’une mamie retrouvée dans l’au-delà, d’une maison aux volets bleus, de souvenirs précieux, d’amour et de pardon. Le soir, dans un gymnase, Ramsès se produit en public, micro en main, mystifiant des familles éplorées de ses murmures consolateurs. « Je fais des petits spectacles. Quand les gens sont contents, ils reviennent », résume en coulisses le mage qui ne croit pas à la magie. Car il y a un truc, évidemment, une arnaque bien huilée que Goutte d’Or révèle habilement, sans hâte, sans rire, et que l’escroc n’a aucune envie de raconter aux gamins de Tanger qui font irruption dans sa vie. Moineaux livrés à la rue, à la drogue, à la violence, ils ont eu vent de ses talents et, au moins aussi effrayants que Les Oiseaux de Hitchcock, exigent qu’il retrouve un copain envolé.
Tension et atmosphère semblent d’abord ancrer le film sur le terrain connu du polar social —on pense au cinéma de Jacques Audiard, dont le complice, Thomas Bidegain, figure au générique en tant que consultant au scénario. Qui a vu Ni le ciel ni la terre, son premier long métrage de fiction (2015), le sait pourtant : Clément Cogitore, plasticien, metteur en scène et documentariste, a les pieds dans le réel et la tête ailleurs. Tordant le bras au film de guerre, il y confrontait déjà un territoire précis — une zone de désert montagneux à la frontière de l’Afghanistan et du Pakistan — à une menace invisible, surnaturelle, semant la panique tant chez les soldats français que chez les talibans. Point de terreur, ici, mais l’exploration fiévreuse, hallucinée presque, d’un arrondissement parisien en mutation, un coin du 18e populaire allant de Barbès à la porte de la Chapelle, entre trottoirs bondés et colossaux chantiers d’urbanisation, misère noire des mineurs exilés et inéluctables lendemains gentrifiés. Et un même goût pour le mystère, l’inexplicable, du fantastique à bas bruit, tenu hors champ, qui contamine le récit de son étrangeté.
En accordant une vision incroyable à Ramsès le mécréant, arroseur arrosé, Goutte d’Or le fait chavirer, et Paris avec lui. La ville se charge d’étincelles, transformant l’arrière-boutique d’une épicerie indienne en fonderie clandestine et un chantier à l’arrêt en tombeau à ciel ouvert. L’envoûtant ballet de bulldozers du début, sur une musique signée Couperin, rappelle l’oxymore à l’œuvre dans Les Indes galantes, où Cogitore mariait danses nées du hip-hop et tubes baroques de Rameau. Le réalisateur nimbe la dureté de Goutte d’Or d’une beauté onirique, tandis que l’excellent Karim Leklou, tout en opacité, colère et cynisme rentrés, troque la tristesse mesquine de son personnage contre la possibilité d’un émerveillement. Un rai de lumière dans les ténèbres.