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SANS FILTRE, Ruben Ostlund 2022, Harris Dickinson, Charlbi Dean et Woody Harrelson (drame societe)@@@

Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l'équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s'inversent lorsqu'une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.

TELERAMA
Le Suédois Ruben Östlund a remporté une seconde Palme d’or avec cette comédie provocante sur les ultrariches diffusée. À “Télérama”, les avis sont partagés.

POUR
Une deuxième Palme d’or, c’est la juste mesure pour saluer l’appétit de cinéma pantagruélique de Ruben Östlund. Un Suédois qui a hérité de Woody Allen comme de Michael Haneke. Plein d’humour dans son observation des mœurs modernes, sa mise en scène tout en maîtrise et rigueur en fait parallèlement un analyste sévère de nos comportements. Mais son refus de l’intellectualisme l’amène aussi à utiliser le langage des images spectaculaires à l’américaine, comme celle de l’avalanche qui annonçait la déconfiture de la figure paternelle dans Snow Therapy (2014). L’originalité de cette démarche faisait la richesse de The Square (2017), son premier couronnement cannois, qui manquait cependant de cohésion. Cette fois, le cinévore a vraiment trouvé la formule. Et on a envie d’applaudir.

Sans filtre est un film d’une étonnante envergure. Il raconte le monde d’aujourd’hui en faisant le portrait d’un couple, son inspiration est épique sans jamais quitter tout à fait l’intimisme. Carl et Yaya, mannequins et influenceurs, dînent dans un restaurant chic et cher. Elle devait, pour une fois, l’inviter et c’est lui qui se retrouve, comme toujours, à devoir payer la note. S’il s’en offusque, c’est parce que le jeune homme a l’espoir d’avoir des relations égalitaires avec sa compagne. L’argent ne change-t-il pas leurs rapports ? L’argent ne les assigne-t-il pas à des places rigides ?

Avec ces questionnements pour bagage, le réalisateur entraîne ses influenceurs sur un yacht, où ils vont participer à une croisière de grand luxe qui ne leur a rien coûté, au milieu d’oligarques russes et autres nantis aux moyens sans limite. Dans un microcosme régi par la satisfaction du client à tout prix, l’argent définit tout, les relations et la place de chacun. Croyant échapper à cette distribution des rôles, une riche plaisancière ordonne que le personnel puisse se baigner, ne faisant que confirmer sa toute-puissance. Il faudra une grosse tempête et une beuverie d’anthologie pour faire bouger les lignes. Sur une île déserte où un paquet de bretzels devient un trésor, les naufragés comprendront comment l’absence d’argent change la donne…

Très réfléchie et très joueuse de bout en bout, la fable a de formidables effets de révélateur. Carl avait peur que sa relation avec Yaya manque de liberté ? Il ne découvrira qu’asservissement partout, rapports de pouvoir, de classes. Le réalisateur fait revenir ses personnages au temps des cavernes pour mieux nous montrer qu’ils ne sont jamais sortis de l’âge de pierre. Même le langage leur manque, remplacé par des slogans, des noms de marque, des citations politiques que s’envoient à la figure le capitaine du yacht, marxiste à la dérive, et son compagnon de cuite, homme d’affaires répétant sans fin « Je vends de la merde ». Seule une femme victime d’un AVC et ne pouvant dire que « Dans les nuages » nous rappelle le mystère perdu des mots.

Le tour de force de Ruben Östlund est d’avoir su rendre attachants tous les personnages de Sans filtre, défendus, il est vrai, par des comédiens idéalement choisis, jouant la folie anar (Woody Harrelson, le capitaine), l’innocence (Harris Dickinson, Carl), la fragilité et la mélancolie (Charlbi Dean, Yaya, tristement disparue en août dernier). Une tendresse traverse ce panorama cinglant sur une société où chacun est condamné à sa prison, qu’elle soit une cabine de luxe ou une place dans les soutes du yacht. Pessimiste, Ruben Östlund ose aussi s’amuser avec un humour potache du chaos général. Sur son Titanic, les gags scatologiques sont permis. On rit sacrément et cela aide à méditer sur la situation. La liberté que ses personnages cherchent, le Suédois se la donne en tant que cinéaste. Et nous en fait cadeau. – F.S.

CONTRE
Il faut reconnaître à Ruben Östlund au moins un talent : celui d’annihiler l’esprit critique des jurés du festival de Cannes. La première Palme d’or attribuée au réalisateur suédois pour le médiocre The Square, en 2017, était une mauvaise plaisanterie. Sa deuxième, reçue au printemps dernier en récompense de l’épouvantable Sans filtre (ce qui fait du réalisateur suédois « l’égal » de Francis Ford Coppola, Ken Loach ou des Dardenne, excusez du peu !), a tout de la farce sinistre.

Östlünd voudrait créer le malaise en étirant toutes ses scènes au-delà du supportable. Sa misanthropie crasse, sa détestation narquoise de tous ses personnages ne suscitent que l’ennui. Et ses provocations se révèlent, plus que jamais, des pétards mouillés. Les scènes de vomi ad nauseam, les Monty Python les avait déjà inventées, en plus drôle et plus troublant à la fois, dans Le Sens de la vie, quarante ans plus tôt. Et quand ce pseudo-rebelle se pique de marxisme, sa vision de la lutte des classes est plus cynique que révolutionnaire. Dans la dernière (et interminable) partie de Sans filtre, les ultrariches rescapés d’un naufrage se retrouvent à la merci d’une femme de ménage philippine qui, quelques heures plus tôt, nettoyait leurs toilettes à bord du yacht. Message reçu cinq sur cinq : tout exploité est un exploiteur en puissance. À quoi bon, donc, renverser l’ordre établi si la dictature du prolétariat est aussi nocive que celle des nantis ? Ruben Östlund n’y aurait, d’ailleurs, aucun intérêt : il profite trop bien du système qu’il prétend dénoncer. – S.D.