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EO, Jerzy Skolimowski 2022, Sandra Drzymalska, Tomasz Organek (societe nature)@@

Le monde est un endroit très mystérieux vu à travers les yeux d'un animal. EO, un âne gris aux yeux mélancoliques, rencontre des bons et des méchants au cours de son long voyage dans la vie, connaît la joie et la douleur, endure la roue de la Fortune.

TÉLÉRAMA
Le chemin de croix d’un âne devenu le jouet des hommes… Des images à la misanthropie assumée, par le grand réalisateur polonais. Fascinant. Prix du jury à Cannes en 2022.

Magie d’un monde qui se crée et s’agrandit sous nos yeux. Alors que le cinéma d’auteur a tendance à se replier sur l’autofiction, pour le meilleur ou pour le pire, voici qu’un réalisateur de 84 ans propose tout l’inverse. Un film où l’homme n’est plus le nombril de l’Univers, et où le créateur se décentre au point de confier le premier rôle à un âne, appelé EO (« Hi-Han »).  D’abord propriété d’un cirque ambulant, et choyé par une aimante jeune femme de la troupe, le petit équidé aux yeux tristes est relâché à la suite de l’intervention de militants de la cause animale. Il y perd paradoxalement sa seule protectrice. Passant de main en main, de campagne en ville, et d’un danger à l’autre,  que va-t-il devenir dans un environnement le plus souvent hostile à son égard ?

Un double mouvement s’enclenche alors. D’un côté, un vaste champ d’expérimentations s’ouvre. Libéré de la rationalité du point de vue humain, Jerzy Skolimowski nous offre une aventure sensorielle enthousiasmante, jouant avec les couleurs et les lumières, l’endroit et l’envers, les stridences et la musique, le naturalisme et les images mentales les plus folles.  De l’autre côté, on suit passionnément le chemin de croix de l’âne, comme dans le classique de Robert Bresson,  Au hasard Balthazar (1966), film de chevet du réalisateur polonais, et auquel il emprunte sa trame. Voilà EO devenu le vilain petit canard d’un haras, puis le « véhicule » de randonneurs à la campagne. Il s’échappe, tremble dans la nuit des forêts, puis, en ville, se fait capturer par des pompiers. Il devient la mascotte d’une équipe de foot  dont les adversaires, battus, se vengeront sur l’animal innocent…

Nul besoin de choisir entre l’éblouissement et l’effroi : c’est du cinéma — du vrai — et « aucun animal n’a été blessé sur le tournage », est-il précisé noir sur blanc. Mais la fiction, elle, insiste à bon escient sur le sort de toutes les espèces croisées par EO, du cheval dressé au gibier de chasse, en passant par les chiens à la fourrière et les bovins en sursis, autant de créatures capturées, exploitées, torturées, consommées ou abandonnées par les hommes, comme si cela allait de soi. Rares sont les films de grand cinéaste ouvertement empreints d’antispécisme, cette pensée qui conteste notre place au sommet du règne animal. Il est donc réjouissant qu’un sorcier des images comme Skolimowski s’empare de ces questions.

Symétriquement, le tableau fascine, et amuse à l’occasion par son taux de misanthropie assumée. En dehors de la bienfaitrice initiale de l’âne, et d’un jeune curé italien, pas très catholique, nos congénères apparaissent tour à tour comme stupides, avides, violents. Ou emplis d’un sentiment d’importance quelque peu dérisoire. En guest-star tardive, Isabelle Huppert, plus icône que jamais, s’amuse ainsi à opacifier un improbable fragment de psychodrame incestueux, à le jouer tel que l’entrevoit le pauvre EO, c’est-à-dire comme une mascarade incompréhensible. Certains êtres vivants cassent des assiettes avec une grandiloquence théâtrale, d’autres sont conduits à l’abattoir… Jerzy Skolimowski, emblématique du renouveau du cinéma polonais dans les années 1960, parallèlement à la Nouvelle Vague française, a ensuite alterné éclipses et retours en beauté — Essential Killing éblouissait encore ses spectateurs en 2010. Aujourd’hui, EO, Prix du jury à Cannes, tient moins du film de vieux sage que du pur coup d’éclat.