Lorsque la Première Guerre mondiale frappe le monde, deux soldats britanniques, caporal suppléant Schofield et caporal suppléant Blake, reçoivent une mission qui leur semble impossible: ils doivent traverser le territoire ennemi pour délivrer un message.
TEKERAMA
Filmée comme un long plan-séquence, la sidérante odyssée de deux soldats de la Grande Guerre, par le réalisateur de “Skyfall”, particulièrement inspiré.
C'est une boucle. Un film symétrique, qui s’ouvre et se referme sur un jeune soldat assis au pied d’un arbre. Entre le début et la fin de 1917, il s’écoule une heure cinquante-cinq. La durée ici n’a rien d’un détail, puisque le long métrage de l’inclassable réalisateur britannique Sam Mendes (American Beauty, Les Noces rebelles, Skyfall) se déroule en temps réel, tic-tac, tic-tac, et en un seul vrai-faux plan-séquence. Du premier arbre au second, sans coupures ni raccords apparents — à l’exception d’une intelligente « tricherie » permettant de passer du jour à la nuit —, la caméra reste rivée au première classe Schofield et à son camarade Blake, propulsant le spectateur dans une odyssée haletante. Bienvenue en enfer, dans la Somme, un jour de printemps…
À l’instar du scénario, la mission des deux désignés volontaires brille par sa simplicité : porter un message urgent à une poignée de kilomètres de leur unité, vers Écoust-Saint-Mein, où un bataillon anglais, dupé par un repli feint de l’ennemi, se jettera dès l’aube dans la gueule du loup. Dans Il faut sauver le soldat Ryan (1998), auquel on pense immanquablement, Steven Spielberg lançait ses troupes à la rescousse du dernier rescapé d’une fratrie décimée lors du débarquement, en juin 1944. Dans 1917, il s’agit d’empêcher le massacre de mille six cents frères d’armes — parmi lesquels le frangin, le vrai, du jovial troufion Blake. Tic-tac, tic-tac.
Pour guider les Tommies sur le terrain, pas l’ombre d’un Tom Hanks comme chez Spielberg. Les seuls acteurs « gradés » (Colin Firth, Mark Strong, Benedict Cumberbatch…) se voient cantonnés à des rôles secondaires de donneurs d’ordres, plus ou moins indifférents au sort de nos modestes héros. Soit deux jeunes gars ordinaires mais tenaces, incarnés par des (bonnes) têtes quasi inconnues : George MacKay (Schofield), taiseux romantique aux yeux clairs repéré dans Captain Fantastic ou Le Secret des Marrowbone, et Dean-Charles Chapman (Blake), bouille d’ado attardé aperçue dans Game of Thrones.
Leur sentier de la gloire tient dans un mouchoir de poche mais s’aventure sur des terrains accidentés : des tranchées, le no man’s land, une ferme abandonnée, une ville dévastée, une chute d’eau… 1917 progresse au gré des décors et des rencontres. Au gré des genres aussi. Le film de guerre bascule ainsi franchement dans l’horreur lorsque, ratatiné au fond d’un cratère, Schofield plonge accidentellement une main déjà déchirée par les barbelés dans l’abdomen béant d’un cadavre en putréfaction. Le conflit incrusté dans les entrailles de la terre, sidération assurée. Partout, les copains ont la mort aux trousses. Quand un avion allemand pique sur eux comme sur Cary Grant chez Hitchcock. Quand un tunnel miné manque de les ensevelir. Quand des bombes et des fusées éclairantes déchirent la nuit d’Écoust en ruines, donnant à une course-poursuite la beauté hallucinée d’un cauchemar apocalyptique. Les flammes de l’église dansent sur la musique de Thomas Newman, l’onirisme a soudain raison du réel.
Le danger pour Sam Mendes était de se limiter à un tour de force technique, ultra sophistiqué mais dénué d’émotion pour le grand public visé. Pourquoi s’astreindre au plan-séquence, au risque de verser dans le gadget, de tomber dans l’esbroufe façon Birdman (Alejandro Iñárritu, 2015) ou la théâtralité de La Corde (Hitchcock, 1950) ? Cette illusion d’une scène unique qui s’étirerait sur près de deux heures crée ici un sentiment d’immersion subjective — au point de rappeler parfois un jeu vidéo — et de fatalité en marche. La caméra du grand chef opérateur Roger Deakins sidère par sa souplesse, passant devant, derrière, sur les flancs des personnages quasiment sans qu’on s’en aperçoive, et nous transporte avec eux dans un voyage au bout de la der des ders. D’un point A à un point B, d’un arbre à l’autre, 1917 n’a pas d’autre ambition que de narrer le périple dément de deux soldats chargés d’une mission vitale et absurde à la fois : empêcher une bataille… jusqu’à la prochaine. Tic-tac, tic-tac, murmure le temps qui les sépare encore de 1918.