broch - la mort de Virgile (roman) 1945 (autriche) (1945)
Hermann
Publié dans de sombres temps, véritable plongée au plus intime des liens inextricables qui unissent le mystère de la création artistique au langage, fulgurante vision du Royaume qu’il ne nous est pas permis de contempler, à moins que, comme dans le cas de Broch, une licence douloureuse soit accordée à l’écrivain, qui rédigera ainsi la première version de son texte (intitulée Le Retour de Virgile, que le romancier lira à la radio en 1935, le jour de la Pentecôte) alors qu’il croupissait en prison.
le récit du romancier autrichien raconte les dix-huit dernières heures de la vie du poète Virgile qui revient, mourant, d'un voyage en Grèce. Cette descente vers la mort nous est contée en quatre mouvements inspirés par les quatre éléments naturels : l'eau consacrée à l'arrivée, le feu à la descente, la terre à l'attente et l'éther au retour. Prétextant d’une légende rapportée selon laquelle, au moment de mourir, le poète voulut détruire son plus fameux poème, L’Énéide, resté inachevé, Broch développe, à la façon d'un grand chant (métaphore qu’emploie George Steiner à propos de ce roman), les thèmes de la vie et de la mort, les liens, je l’ai dit, qui enserrent dans une même trame impénétrable la parole et la création ainsi que la responsabilité du poète, totale selon l’auteur, face à l’irruption du Mal. La présence du Mal est irréductible à quelque détermination trop empirique, fût-ce la maladie qui va emporter Virgile, fût-ce encore la misère noire du peuple qui assaille le poète lorsqu’il est transporté vers les appartements luxueux d’Auguste. Au contraire, Broch, d’emblée, affirme la réalité d’un principe ontologique entièrement négatif qui aurait vampirisé la création : «Le Mal, un déferlement immense d’une malédiction indicible, inexprimable, inconcevable […]» (p. 21). Face à l’antique péché, Virgile selon Broch doit, à l’exemple du personnage de Dostoïevski, affirmer sa responsabilité totale, y compris bien évidemment pour les méfaits qu’il n’a pas commis. L’allusion est suffisamment claire concernant le personnage du Christ qui, littéralement, va hanter tout le roman, pour que nous nous étonnions du fait que peu de commentateurs, à notre connaissance, ont souligné cette attente eschatologique qui fait de La Mort de Virgile une véritable apocalypse littéraire. Cette responsabilité totale exige l’acte suprême face auquel, tôt ou tard, tout grand créateur a été confronté : le sacrifice, à l’évidence celui du manuscrit de L’Énéide, dont l’achèvement mime celui de chacune de nos vies (4), œuvre géniale qu’Auguste sauvera des flammes – moins métaphoriques qu’il n’y paraît – mais aussi celui du poète en tant que bouche capable de proférer le chant du monde. Ce sacrifice doit annoncer de nouveaux temps : seul il a le pouvoir de faire advenir un chant neuf. Ainsi n’est-il absolument pas une forme voilée ou mensongère d’une nouvelle attitude seulement esthétique qui voilerait de la sorte sa tragique et ridicule impuissance.