En 1962, alors que règne la ségrégation, Tony Lip, un videur italo-américain du Bronx, est engagé pour conduire et protéger le Dr Don Shirley, un pianiste noir de renommée mondiale, lors d'une tournée de concerts. Durant leur périple de Manhattan jusqu'au Sud profond, ils doivent se confronter aux humiliations, perceptions et persécutions, tout en devant trouver des établissements accueillant les personnes de couleurs.
TELERAMA
L’amitié entre un jazzman noir et son chauffeur blanc dans le Sud ségrégationniste de 1962. Un long métrage doucement militant, Oscar du meilleur film en 2019.
Avec Dumb and dumber ou Mary à tout prix, en duo avec son cadet Bobby, Peter Farrelly a donné ses lettres de noblesse à la nouvelle comédie américaine des années 1990, avant que la bande à Judd Apatow ne prenne le relais. Humour régressif, volontiers scatologique, sans limite ni tabou : handicap, sexualité, obésité, racisme, bêtise congénitale, rien n’a échappé au mauvais goût burlesque des frères Farrelly et de leur génial acteur fétiche, Jim Carrey. Après vingt ans au service de la gaudriole, Peter se lance donc, en solo, dans le grand bain du film de prestige. Reniement ? Volte-face ? Sur le papier, cette édifiante et véridique histoire d’amitié entre un pianiste de jazz afro-américain, Don Shirley (1927-2013), et son chauffeur blanc, italo-américain, Tony Lip (1930-2013), partis écumer, en 1962, les salles de concert du Sud ségrégationniste des Etats-Unis, pouvait faire craindre un pensum politiquement correct, genre que Hollywood adore récompenser.
Récompensé par trois Oscars (film, scénario, second rôle), le film joue sur l’inversion du rapport de domination et offre bien plus qu’un décalque de Miss Daisy et son chauffeur. L’opposition entre le prolétaire videur de boîte de nuit, gentiment beauf et xénophobe comme l’Américain moyen dans les années 1960, et son élégant patron noir, qui n’a jamais mangé de poulet frit avec les doigts, échappe à la caricature en se déplaçant sur le terrain politique.
Car Peter Farrelly connaît ses classiques. S’il appuie le trait, multiplie les répliques spirituelles et déroule sans sortir des clous la fable sur la tolérance annoncée, il convoque la modestie et l’humanisme de Frank Capra, dont l’histoire n’a souvent retenu que l’optimisme volontariste, sans percevoir le désespoir. La réconciliation entre Viggo Mortensen et Mahershala Ali — tous les deux au sommet de leur art — possède cette profondeur-là. Dans un pays où les Noirs sont encore plus souvent tués par la police aujourd’hui qu’ils n’ont été lynchés pendant la ségrégation, il semble utile de faire preuve de pédagogie et d’humour pour rappeler cette page sombre, et sans doute ignorée par les plus jeunes, de l’histoire récente des Etats-Unis.
Un film doucement militant
Développer un récit simple n’exclut pas de rester subtil, par exemple, quand il s’agit de révéler l’homosexualité du pianiste et la belle réaction de son ange gardien — mélange de pudeur et d’empathie. Dans Ragtime (1981), de Milos Forman, le héros, pianiste de jazz noir et éduqué comme Don Shirley, choisit la lutte armée après avoir subi une série d’humiliations en raison de la couleur de sa peau dans l’Amérique raciste de Roosevelt. Il pourrait être le grand-père de celui de Green Book, qui opte, lui, pour la méthode douce. Il accepte de jouer des concertos pour des Blancs toujours capables de pendre ses frères. La voie de la sagesse. Celle des saltimbanques. Avec ce film doucement militant, Peter Farrelly aurait pu faire sienne la dédicace qui ouvre Les Voyages de Sullivan (1941), du cinéaste Preston Sturges, une autre de ses sources d’inspiration : « A la mémoire de ceux qui nous ont fait rire, les charlatans, les clowns, les bouffons, de tous temps et de tous pays, dont les efforts ont allégé un peu notre fardeau. »