Tokyo, 1944. Le petit Mahito, 11 ans, perd sa mère dans l'incendie des bombardements. Il est évacué à la campagne, dans le grand manoir familial. Alors que le garçon a du mal à s'acclimater, il est visité par un étrange héron cendré qui attire son attention sur une vieille tour à l'arrière du domaine. L'édifice contient en fait un portail vers un monde inversé où bifurquent les couloirs de l'espace-temps. Mahito y plonge et s'y fraie un chemin, dans l'espoir de retrouver sa mère.
TELERAMA
Durant la Seconde Guerre mondiale, Mahito perd sa mère dans un incendie. Intervient alors un mystérieux héron cendré… On retrouve tout l’univers du maître japonais du studio Ghibli dans cette fresque luxuriante, débridée et délicate.
Tokyo se convulse sous les bombes, et tout l’écran s’embrase. Comme il y a dix ans, dans Le vent se lève, son précédent long métrage, Hayao Miyazaki nous précipite en pleine Seconde Guerre mondiale. « Le vent se lève » à nouveau, et cette fois, il s’agit d’une tempête de braises et de mort, qu’affronte Mahito, 11 ans, impuissant et terrifié, dans une scène inaugurale d’une puissance inouïe. L’hôpital où se trouvait sa mère est réduit en cendres sous ses yeux : la guerre a fabriqué un orphelin de plus.
Quelque temps plus tard, on évacue l’enfant à la campagne, chez sa tante côté maternel, qui est aussi — curieusement — la seconde femme (déjà enceinte) de son père. Une nouvelle « maman », censée remplacer celle qu’il aimait, et qu’il a perdue pour toujours… Du moins le croit-il, jusqu’à l’insistante intervention d’un mystérieux héron cendré, qui n’est ni tout à fait un oiseau, ni tout à fait de ce monde…
À l’image de cet altier volatile, tout en pures et gracieuses lignes verticales, qui abrite en son bec une étonnante créature magique, sorte de gnome grotesque, truculent, versatile et bavard, Le Garçon et le Héron est un film monstre et fascinant, animé à la main et à l’ancienne, comme toujours. Une œuvre gigogne qui en contient plusieurs, de la plus délicate des chroniques sur le deuil, la famille, et les difficultés d’adaptation d’un gamin isolé, malade de colère et de chagrin, jusqu’à la plus débridée des fantasmagories.
Pour son ultime long métrage (lire ci-dessous), c’est comme si le maître de l’animation japonaise, 82 ans, avait voulu invoquer tous ses fantômes en même temps, à commencer par ceux de sa propre enfance, entre une mère souvent hospitalisée (elle était tuberculeuse) et un père absorbé par son travail à la tête d’une usine d’armement, comme celui du jeune Mahito. Les tribulations du garçon ont beau être (très librement) adaptées de Et vous, comment vivrez-vous ?, un roman écrit en 1937 par son compatriote Genzaburo Yoshino, elles s’inspirent plus encore de la longue procession de gamins en manque de parents qui traversent toute la filmographie de l’artiste, de Nausicaä de la vallée du vent au Voyage de Chihiro ou encore Le Château dans le ciel.
Où s’en vont presque invariablement ces filles et ces garçons perdus ? De l’autre côté du miroir, sur des territoires oniriques où le génie du studio Ghibli peut donner toute la mesure de sa maîtrise picturale et de son imagination pléthorique. Il y a des zones peuplées d’étranges, terribles ou bienveillantes divinités, comme les thermes du Voyages de Chihiro, les forêts de Princesse Mononoké ou de Mon voisin Totoro, ou encore l’océan de Ponyo sur la falaise. D’autres sont encombrées de folles et mélancoliques machines — Le Château ambulant. Ces mondes foisonnants n’ont pourtant jamais semblé aussi personnels, aussi denses et ambitieux, au croisement de la métaphysique et de la psychanalyse.
Lorsque, dans le sillage du héron, Mahito s’aventure aux confins du domaine familial, par-delà l’étang et les bois, il découvre un vieux manoir abandonné, où, dit-on, vécut et disparut jadis un grand-oncle excentrique. Ce décor à la fois funèbre et majestueux est un portail qui s’ouvre sur… l’inconscient de Miyazaki, ou peut-être sa version de l’au-delà, au soir de sa vie. Toutes les interprétations sont possibles dans cet univers fantastique, tant le cinéaste y entrelace ses réflexions sur la naissance et l’enfantement, la hantise du déclin et du néant, mais aussi sur la création, la postérité…
Rien ne meurt, tout se conserve
Dans cette fresque luxuriante et complexe, autant sur le plan narratif que visuel, on survole des décors d’une splendeur irréelle : mer chatoyante, prairies houleuses et architectures démesurées. On découvre une faune d’une exaltante diversité, du plus poétique (les fragiles « warawara », petites créatures blanches qui rappellent irrésistiblement les « kodama », ces drôles d’esprits-champignons de Princesse Mononoké), à l’inquiétante bouffonnerie d’un peuple coloré de perruches cannibales, qui cherchent à imposer une dictature militaire, presque ouvertement inspirée de celle du Roi et l’Oiseau du Français Paul Grimault, l’un des cinéastes fétiches de Miyazaki.
Au centre de cet éblouissant charivari de péripéties bondissantes et d’apparitions farfelues (dont une servante, aïeule facétieuse comme les aime le réalisateur, ridée comme une vieille pomme et embarquée malgré elle dans l’aventure), Mahito et son guide spirituel le héron rencontrent (au moins) deux figures majeures. D’abord la mère retrouvée, du moins son avatar juvénile, échappant au temps assassin dans cette vaste parenthèse imaginaire. Ensuite, le grand-oncle (dont l’entourage de Miyazaki dit qu’il représente son éternel complice, Isao Takahata, « l’autre » cinéaste clé de Ghibli, disparu en 2018), énigmatique démiurge, gardien de tous les rêves au sommet de sa tour branlante. À travers ce dernier, Miyazaki contemple l’éventualité de sa propre mort, s’interroge sur la survie de son œuvre, et semble vouloir la rassembler tout entière dans ce grand spectacle éblouissant. Enfants et vieillards, liens familiaux, bestiaire fantastique aux pouvoirs ambigus, magie noire et blanche, préservés au cœur, immense et palpitant, d’un film-archive : rien ne meurt, tout se conserve et se transforme. À la place du testament attendu, Hayao Miyazaki nous communique un désir d’éternité.