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J'ai reçu l'ordre d'écrire ma manière d'oraison et les grâces dont le Seigneur m'a favorisée; on me laisse en même temps pleine liberté d'entrer dans les plus grands détails. J'aurais cependant voulu être également libre de révéler, dans tout leur jour, mes grands péchés et les infidélités de ma vie. Mon âme en eût éprouvé une joie bien vive!
Mais loin de céder à mon désir, on m'a commandé sur ces aveux une extrême réserve. Ainsi je conjure, pour l'amour de Notre-Seigneur, celui qui me lira, de se souvenir toujours de ma triste vie. Non, parmi tous les saints qui se sont Convertis, je n'ai pas la consolation d'en trouver un dont la misère égale la mienne. Pour eux, après avoir été appelés par le Seigneur, ils ne l'offensaient plus. Moi, non seulement je devenais plus mauvaise, mais je m'étudiais, semble-t-il, à résister à ses grâces, redoutant la fidélité plus grande qu'elles m'imposaient, et me sentant d'ailleurs dans l'impuissance de reconnaître le moindre de ses bienfaits. Qu'il soit béni à jamais de m'avoir si longtemps attendue! J'implore du fond de mon cœur le secours de sa lumière, pour que la clarté et la vérité règnent dans cette relation. En l'écrivant, j'obéis à mes confesseurs; je me rends aussi, je le sais, à la volonté du divin Maître, qui depuis longtemps exigeait de moi cet écrit; mais je n'avais osé l'entreprendre. Puisse-t-il tourner à sa gloire et faire bénir son nom! Puisse-t-il donner une nouvelle lumière à ceux qui me dirigent! Me connaissant mieux désormais, ils prêteront un plus ferme appui à ma faiblesse, et je commencerai enfin à
payer de quelque retour les faveurs dont le Seigneur m'a comblée. Que
toutes les créatures chantent éternellement ses louanges! Amen
Chapitre 1
Enfance
Le bonheur d'avoir des parents vertueux et
craignant Dieu
,
ainsi que les
grâces
dont le Seigneur me favorisait, auraient dû suffire, si je n'avais été si
infidèle, pour me fixer dans le bien. Mon père se plaisait à la lecture des bons
livres, et il voulait en avoir en castillan, afin que ses enfants pussent les
lire. Cette industrie, le soin avec lequel ma mère nous faisait prier Dieu et
nous inspirait de la dévotion envers Notre-Dame ainsi qu'envers quelques saints,
éveillèrent ma Piété, à l’âge, ce me semble, de six à sept ans. J'étais soutenue
par l'exemple de mes parents, qui n'accordaient leur faveur qu'à la vertu et en
étaient eux-mêmes largement doués. Mon père avait une admirable charité envers
les pauvres et la compassion la plus vive pour les malades. Sa bonté à l'égard
des serviteurs allait si loin, que jamais il ne put se résoudre à prendre des
esclaves; son âme était trop attristée à la vue de leur sort. Aussi, ayant eu
quelque temps dans sa maison une esclave d'un de ses frères, il la traitait à
l'égal de ses enfants, et il était si touché de ne pas la voir libre, qu'il en
éprouvait, disait-il, une intolérable douleur. Dans ses paroles se fit toujours
remarquer un respect souverain pour la vérité. Nul ne l'entendit jamais ni
jurer, ni médire; la plus sévère pureté de mœurs brillait dans toute sa vie.
Dieu avait également orné Ma mère de nombreuses
vertus. Elle passa ses jours dans de grandes infirmités. Sa modestie était
parfaite: douée d'une beauté rare, jamais elle ne parut en faire la moindre
estime; comptant à peine trente-trois ans quand elle mourut, elle avait adopté
déjà la mise des personnes âgées. Elle charmait par la douceur de son caractère,
comme par les grandes qualités de son esprit. Sa vie tout entière s'était
écoulée au sein d'extrêmes souffrances, et sa mort fut des plus chrétiennes.
Nous étions trois sœurs et neuf frères. Grâce à la
bonté divine, tous, par la vertu, ont ressemblé à leurs parents, excepté moi.
J'étais cependant la plus chérie de, mon père; et, tant que je n'avais pas
encore offensé Dieu, sa prédilection pour moi n'était pas, ce me semble, sans
quelque fondement. Aussi, lorsque je me rappelle les bonnes inclinations que le
Seigneur m'avait données, et le triste usage que j'en ai fait, mon âme se brise
de douleur. J'étais d'autant plus coupable que, pour être toute à Dieu, je ne
trouvais aucun obstacle dans la société de mes frères.
Je les chérissais tous de l'affection la plus
tendre, et ils me payaient de retour. Toutefois il y en avait un, à peu près de
mon âge, que. j'aimais plus que les autres
.
Nous nous réunissions pour lire ensemble les vies des saints. En voyant les
supplices que les saintes enduraient pour Dieu je trouvais qu'elles achetaient à bon compte le bonheur d’aller jouir de lui, et j'aspirais, à une mort si belle de toute l'ardeur de mes désirs. Ce n'était pas l'amour de Dieu qui m'entraînait ainsi; du moins je n’y faisais pas réflexion; je voulais seulement me voir au plus tôt au ciel, en possession de cette ineffable félicité dont les livres nous offraient la peinture.
Nous délibérions ensemble sur les moyens
d'atteindre notre but. Le parti qui nous souriait davantage était de nous en
aller, demandant notre pain pour l'amour de Dieu, au pays des Maures, dans
l'espoir qu'ils feraient tomber nos têtes sous le glaive
.
Dans un âge aussi tendre, le Seigneur nous donnait, ce me semble, assez de
courage pour exécuter un tel dessein, si nous en avions trouvé les moyens; mais
nous avions un père et une mère, et c'était là le plus grand obstacle à nos
yeux. Nous étions frappés d'un étonnement profond, en lisant dans ces livres que
les châtiments, comme les récompenses, devaient durer à jamais. Que de fois
cette pensée fut l'objet de nos entretiens! Nous aimions à redire sans nous
lasser: Quoi! pour toujours! toujours! toujours! » Et lorsque j'avais ainsi
passé un certain temps à répéter ces paroles, Dieu daignait permettre qu'à un
âge si tendre, le chemin de la vérité s'imprimât dans mon âme.
Voyant qu'il nous était impossible d'aller dans un
pays où l'on nous ôtât la vie pour Jésus-Christ, nous résolûmes de mener la vie
des ermites du désert. Dans un jardin attenant à la maison, nous nous mîmes à
bâtir de notre mieux des ermitages, en posant l'une sur l'autre de petites
pierres qui tombaient presque aussitôt. Ainsi, toute tentative de réaliser nos
désirs demeurait impuissante. Maintenant encore, je me sens attendrie en voyant
combien Dieu se hâtait de me donner ce que je perdis par ma faute.
Je faisais l'aumône autant que je le pouvais, mais
mon pouvoir était petit. Je savais trouver des heures de solitude pour mes
exercices de piété, qui étaient nombreux: je me plaisais surtout à réciter le
rosaire; c'était une dévotion que ma mère avait extrêmement à cœur, et elle
avait su nous l'inspirer. En jouant avec des compagnes du même âge que moi, mon
grand plaisir était de construire de petits monastères et d'imiter les
religieuses. J'avais, ce me semble, quelque désir de l'être, mais ce désir était
moins vif que celui de vivre dans le désert et de donner ma vie pour Dieu.
Quand ma mère mourut, j'avais, je m'en souviens,
près de douze ans
.
J'entrevis la grandeur de la perte que je
venais de faire. Dans ma douleur, je m'en allai à un sanctuaire de Notre-Dame,
et me jetant au pied de son image, je la conjurai avec beaucoup de larmes de me
servir désormais de mère. Ce cri d'un cœur simple fut entendu. Depuis ce
moment, jamais je ne me suis recommandée à cette Vierge souveraine, que je n'aie
éprouvé d'une manière visible son secours; enfin, c'est elle qui m'a rappelée de
mes égarements. Une amère tristesse s'empare en ce moment de mon âme, quand ma
pensée se reporte aux causes qui me rendirent infidèle aux bons désirs de mes
jeunes années. O mon Seigneur, puisque vous semblez avoir résolu de me sauver
(plaise à votre Majesté qu'il en soit ainsi!), puisque les grâces que vous
m'avez accordées sont si grandes, n'auriez-vous pas trouvé juste, non dans mon
intérêt, mais dans le vôtre, de ne pas voir profanée par tant de souillures une
demeure où vous deviez habiter d'une manière si continue? Je ne puis même
prononcer ces paroles sans douleur, parce que je sais que toute la faute retombe
sur moi. Quant à vous, Seigneur, vous n'avez rien omis, je le reconnais, pour
m'enchaîner tout entière dès cet âge à votre service. Pourrais-je me plaindre de
mes parents? Non. Ils ne m'offraient que l'exemple de toutes les vertus, et ils
veillaient avec une tendre sollicitude au bien de mon âme.
Enfin, après cet âge, vint le moment où mes yeux
s'ouvrirent sur les grâces de la nature; et Dieu, disait-on, en avait été
prodigue envers moi. J'aurais dû l'en bénir; hélas! je m'en servis pour
l'offenser, comme on va le voir par mon récit.
Chapitre 2
Adolescence
Si je ne me trompe, voici les premières causes le
mon infidélité. Plus d'une fois
elles
ont provoqué en moi cette réflexion: combien coupables sont les parents qui ne
cherchent pas à offrir sans cesse à leurs enfants l'exemple et les leçons de la
vertu. J'avais, comme je l'ai dit, une mère d'un rare mérite; néanmoins,
parvenue à l'âge de raison, je ne prenais presque rien de ce qu'il y avait de
bon en elle; et ce qui ne l'était pas me fut très nuisible. Elle aimait à lire
les livres de chevalerie Pour elle, ce n'était qu'un délassement après
l'accomplissement de tous ses devoirs; il n'en était pas ainsi pour mes frères
et pour moi, car nous précipitions notre travail pour nous adonner à ces
lectures. Peut-être même, n'y cherchant pour sa part qu'une diversion à ses
grandes peines, ma mère avait-elle en vue d'occuper ainsi ses enfants, afin de
les soustraire à d'autres dangers qui auraient pu les perdre. Cependant mon père
le voyait avec déplaisir, et il fallait avec soin nous dérober à ses regards. Je
contractai peu à peu l'habitude de ces lectures. Cette petite faute, que je vis
commettre à ma mère, refroidit insensiblement mes bons désirs, et commença à me
faire manquer à mes devoirs. Je ne trouvais point de mal à passer plusieurs
heures du jour et de la nuit dans une occupation si vaine, même en me cachant de
mon père. Je m'y livrais avec entraînement, et pour être contente, il me fallait
un livre nouveau
.
Je commençai à prendre goût à la parure et à
désirer plaire en paraissant bien. Je m'occupais de la blancheur de mes mains et
du soin de mes cheveux; je n'épargnais ni parfums, ni aucune de ces
industries de la vanité pour lesquelles j'étais fort ingénieuse. Je n'avais
nulle mauvaise intention, et je n'aurais voulu, pour rien au monde, faire naître
en qui que ce fût la moindre pensée d'offenser Dieu. Pendant plusieurs années,
je gardai ce goût d'une propreté excessive et d'autres encore, où je ne
découvrais pas l'ombre de péché; maintenant je vois quel mal ce devait être.
J'avais des cousins germains qui seuls étaient
admis dans la maison par mon père; prudent comme il l'était, il n'en eût jamais
permis l'entrée à d'autres; et plût au ciel qu'il eût usé à leur égard d'une
semblable réserve! Je le découvre maintenant: à un âge où des vertus encore
tendres demandent tant de soin, quel danger n'offre pas le commerce de personnes
qui, loin de connaître la vanité du monde, éveillent le désir de s'y mêler! Il y
avait presque égalité d'âge entre nous; mes cousins cependant étaient plus âgés
que moi. Nous étions toujours ensemble, ils m'étaient on ne peut plus attachés.
Je laissais aller la conversation au gré de leurs désirs, et je l'alimentais
moi-même volontiers; j'écoutais tais ce qu'ils me disaient de leurs inclinations
naissantes et de mille bagatelles qui étaient loin d'être bonnes. Ce qu'il y eut
de pire, c'est que mon âme commença dès lors à s'accoutumer à ce qui fut dans la
suite la cause de tout son mal.
Si j'avais un conseil à donner à un père et à une
mère, je leur dirais de considérer de près avec quelles personnes leurs enfants
se lient à cet âge; car, ayant naturellement plus de pente au mal qu'au bien,
ils peuvent rencontrer dans ces liaisons de grands dangers pour la vertu. J'en
ai fait l'expérience: j'avais une sœur beaucoup plus âgée que moi, en qui je
voyais une vertu irréprochable et une bonté parfaite; et cependant je ne prenais
rien d'elle, tandis que je fis bientôt passer dans mon âme les mauvaises
qualités d'une parente qui nous visitait souvent. Ma mère, voyant sa légèreté et
devinant, ce semble, le mal qu'elle devait me faire, n'avait rien négligé pour
lui fermer l'entrée de la maison; mais tous ses soins furent inutiles, tant elle
avait de prétextes pour venir. Je commençai donc à me plaire dans sa société; je
ne me lassais pas de m'entretenir avec elle: car elle m'aidait à me procurer les
divertissements de mon goût, elle m'y entraînait même, et me faisait part de ce
qui la regardait, de ses conversations et de ses vanités.
J'avais, je crois, un peu plus de quatorze ans
lorsque s'établit entre nous ce lien d'amitié et cette confidence intime; et,
dans toute cette première époque de ma vie, je ne trouve aucun péché mortel qui
m'ait séparée de Dieu. Ce qui me sauva, ce fut sa crainte que je ne perdis
jamais, et une crainte plus grande encore de manquer aux lois de l'honneur
.
Ma résolution de le conserver intact était inébranlable; rien au monde, ce me
semble, n'aurait pu la changer; aucune amitié de la terre n'aurait été capable
de me faire fléchir. Pourquoi faut-il que je ne me sois point servie, pour être
toujours fidèle à Dieu, de ce grand courage que je trouvais en moi pour ne
blesser en rien l'honneur du monde? J'ambitionnais avec passion de le conserver
sans tache, et je ne voyais pas que je le perdais de mille manières, parce que
je négligeais les moyens nécessaires pour le garder; j'évitais seulement avec un
soin extrême de me perdre tout à fait.
Mon père et nia sœur voyaient avec déplaisir mon
amitié pour cette parente, et m'en faisaient souvent des reproches; mais la
difficulté de lui interdire l'entrée de la maison et mon ingénieuse malice
rendaient inutiles leurs sages avis. Je m'effraie parfois de voir le mal que
peut faire, au temps de la jeunesse surtout, une mauvaise compagnie. Si je ne
l'avais éprouvé, je ne pourrais pas le croire. Je voudrais qu'instruits par mon
exemple, les pères et les mères fussent d'une extrême circonspection sur ce
point. C'est la vérité que la conversation de cette jeune parente produisit en
moi le plus triste changement, Il y avait dans mon âme un penchant naturel à la
vertu, et déjà l'on n'en découvrait presque plus de vestiges: cette amie et une
autre compagne non moins légère avaient, en quelque sorte, imprimé dans mon cœur
la frivolité de leurs sentiments. Par là je comprends l'utilité immense de la
compagnie des gens de bien; je suis convaincue que, si, à cet âge, je m'étais
liée avec des personnes vertueuses, j'aurais persévéré dans la vertu. Oui, si
l'on m'avait alors enseigné à craindre le Seigneur, mon âme aurait puisé dans de
telles leçons assez de force pour ne pas tomber. Je vis, hélas! s'effacer cette
crainte filiale et il ne me restait que celle de manquer à l'honneur. Le désir
de ne blesser en rien faisait de ma vie un perpétuel tourment; néanmoins, en
bien des choses, quand j'espérais qu'elles resteraient inconnues, je ne
craignais pas d'aller grandement contre ses lois et contre ma conscience.
Telles furent, ce me semble, les causes de mes
premières infidélités. La faute n'en est peut-être pas aux personnes dont j'ai
fait mention, mais à moi seule; il suffisait de ma malice pour m'éloigner ainsi
du droit sentier. Je ne trouvais d'ailleurs dans les servantes de la maison que
trop de concours pour le mal. Si l'une d'entre elles m'eût donné de bons
conseils, peut-être je les aurais suivis; mais l'intérêt les aveuglait, comme
j'étais aveuglée moi-même par les sentiments de mon cœur.
Je dois cependant ce témoignage à la vérité: c'est
que je n'ai jamais senti en moi le moindre attrait pour ce qui aurait pu flétrir
l'innocence, parce j'avais naturellement horreur des choses déshonnêtes. Ce que
je recherchais uniquement, c'était le passe-temps d'une honnête conversation.
Mais enfin, une telle occasion pouvait me devenir dangereuse, et l'honneur de
mon père et de mes frères aurait pu en souffrir. Dieu seul m'a délivrée de tant
de périls, paraissant en quelque sorte lutter contre ma volonté pour m'empêcher
de me perdre.
Tout cela néanmoins ne put être tellement enveloppé
dans le secret, qu'il ne s'élevât quelque nuage sur ma réputation, et que mon
père n'en conçût quelque crainte. Aussi, trois mois s'étaient à peine écoulés
depuis que je me laissais aller à ces vanités, lorsqu'on me fit entrer dans un
couvent de la ville, où l'on élevait des jeunes filles de ma condition, mais qui
n'étaient pas mauvaises comme moi
.
L'affaire fut conduite avec le plus grand secret. J'étais seule avec un de mes
parents dans la confidence; et afin que le publie n'y trouvât point à redire, on
choisit le moment du mariage de ma sœur
.
Le prétexte était excellent: n'ayant plus de mère, je ne devais pas rester seule
dans la maison. L'excessive tendresse de mon père pour moi et mon soin de ne
rien laisser paraître, devaient sans doute me rendre moins coupable à ses yeux;
ainsi il me conserva ses bonnes grâces.
Au fond, ce temps avait été de courte durée, et si
quelque chose avait transpiré au dehors, on ne pouvait néanmoins rien articuler
de certain. J'avais mis tous mes soins à m'entourer de secret et de mystère,
tant je tremblais d'imprimer la moindre tache à ma réputation. Insensée! je ne
considérais pas que je ne pouvais rien cacher à Celui qui voit tout. O Dieu de
mon cœur! quel funeste ravage ne fait point dans le monde l'oubli de cette
vérité, et la folle pensée que des offenses commises contre vous peuvent rester
secrètes! J'en suis convaincue, nous éviterions de grands maux, si nous
comprenions que l'intérêt suprême pour nous n'est pas de nous dérober à l’œil
des hommes, mais de ne rien faire qui blesse la sainteté de vos regards.
Les huit premiers jours j'éprouvai un cruel ennui
moins par le déplaisir de me voir dans cette retraite que par la crainte qu'on
ne connût ma conduite. Au reste, j'étais déjà bien lasse de la vie que j'avais
menée. Je ne pouvais commettre aucune offense contre le Seigneur sans en être
saisie d'une crainte très vive, et j'avais soin de m'en confesser au plus tôt. A
mon arrivée au couvent, mon âme était pleine d'angoisses; mais huit jours
s'étaient à peine écoulés, et déjà je me trouvais beaucoup plus heureuse dans
cet asile que dans la maison de mon père. De leur côté, toutes les habitantes du
monastère étaient contentes de ma présence au milieu d'elles, et me témoignaient
beaucoup d'affection. C'est une faveur que Dieu m'a faite: partout où j'ai été,
on m'a toujours vue avec plaisir. J'avais alors un éloignement mortel pour la
vie du cloître: cependant je voyais avec bonheur de si parfaites religieuses,
car celles de cette maison étaient admirables de vertu, de régularité et de
recueillement. Le démon n'eut garde de m'oublier au sein de cette paix; il
essaya de la troubler par certains messages venus du dehors; mais la vigilance
dont j'étais entourée y mit bientôt un terme. Je sentis alors renaître en mon
âme ces saintes habitudes de mon premier âge, et je compris quelle
immense faveur Dieu accorde à ceux qu'il met dans la compagnie des gens de bien.
On eût dit que sa Majesté cherchait avec sollicitude et persévérance un moyen de
me rappeler à elle. O Seigneur, soyez béni de m'avoir supportée si longtemps!
Amen.
Une circonstance pouvait, ce me semble, m'excuser,
si je n'avais eu tant d'autres fautes à me reprocher: dans ma pensée, ces
relations pouvaient se terminer par une alliance honorable pour moi; de plus,
j'avais, sur divers points de ma conduite, consulté mon confesseur, pris même
d'autres sages avis, et l'on me disait que je n'allais point contre la loi de
Dieu.
Dans le monastère où j'étais, il y avait une
religieuse, chargée du dortoir des pensionnaires. C'est par elle, me
semble-t-il, que le Seigneur voulut commencer à m'éclairer; on le verra par ce
que je vais dire.
Chapitre 3
Choix de vie
Je commençai à goûter l'excellent et sainte
conversation de cette religieuse
.
J'éprouvais du plaisir à l'entendre si bien parler de Dieu, car chez elle la
sainteté s'alliait à beaucoup de jugement. Toute ma vie, au reste, j'ai trouvé
un véritable bonheur à entendre parler de Dieu. Elle me raconta comment elle
avait résolu d'entrer en religion, à la simple lecture de ces mots de l'Evangile:
« Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». Dans nos entretiens, elle me
faisait la peinture des récompenses que le Seigneur réserve à ceux qui
abandonnent tout pour son amour. Une société si sainte déracina bientôt des
habitudes contractées dans une société profane; elle fit renaître en moi la
pensée et le désir des choses éternelles, et diminua peu à peu ma vive répulsion
pour la vie religieuse, car j'en avais une bien forte. Si Je voyais une des
sœurs verser des pleurs en priant, ou pratiquer quelque acte de vertu, je ne
pouvais me défendre de lui porter grande envie; car alors mon cœur était si dur
que j'aurais pu lire toute la Passion sans répandre une seule larme, et une
telle insensibilité me désolait.
Mon séjour dans ce monastère ne fut que d'un an et
demi; mais il produisit en moi un très heureux changement. Je commençai à faire
beaucoup de prières vocales. Je conjurais toutes les religieuses de me
recommander à Dieu, afin qu'il me fît embrasser l'état où je devais le servir à
son gré. J'y mettais néanmoins intérieurement des réserves; j'aurais voulu que
son bon plaisir n'eût pas été de m'appeler à la vie religieuse, et d'autre part,
la perspective de m'engager dans les liens du mariage ne laissait pas de
m'inspirer des craintes. Toutefois, quand mon séjour dans cette retraite
touchait à son terme, mes prédilections penchaient déjà du côté de l'état
religieux. Je ne m'y serais pourtant pas engagée dans ce monastère. Certaines
pratiques, qui vinrent à ma connaissance, me paraissaient excessives.
Quelques-unes des plus jeunes religieuses me confirmaient dans mon sentiment; et
j'avoue que l'uniformité d'avis parmi elles m'aurait fait une favorable
impression. De plus, j'avais une intime amie dans un autre monastère
;
c'en était assez, si je devais être religieuse, pour ne choisir que la maison où
je vivrais avec elle. J'écoutais plus l'amitié et la nature, que les intérêts de
mon âme. Ces saintes pensées d'embrasser l'état religieux se présentaient à
certains intervalles, mais elles s'évanouissaient promptement, me laissant
indécise.
Durant ce temps, où je ne négligeais pas de
travailler à l'amendement de ma vie, le divin Maître se montrait plus jaloux
encore de me préparer à l'état qui devait réunir pour moi le plus d'avantages.
Il m'envoya une grande maladie qui me força de retourner à la maison de mon
père. Dès que je fus rétablie, on me conduisit chez une de mes sœurs qui vivait
à la campagne
.
Sa tendresse à mon égard ne pouvait aller plus loin; et si elle n'eût consulté
que son cœur, jamais je ne me serais séparée d'elle. Son mari avait aussi
beaucoup d'amitié pour moi, au moins m'en prodiguait-il les témoignages par
toutes sortes de prévenances. Voilà encore une de mes obligations au Seigneur:
grâce à lui, j'ai toujours été chérie partout où je me suis trouvée; mais,
imparfaite comme je le suis, j'étais loin de lui en témoigner un juste retour.
Sur notre chemin se trouvait l'habitation d'un
frère de mon père
.
C'était un homme très sage et orné de grandes vertus. Sa femme était morte, et
Dieu dès lors le disposait à se donner entièrement à lui. Dans un âge déjà fort
avancé, il abandonna tout ce qu'il possédait, et entra dans l'état religieux. Il
y mourut d'une manière si édifiante, que j'ai tout sujet de le croire maintenant
au ciel. Sur le désir qu'il en manifesta, je passai quelques jours chez lui. Sa
conversation roulait ordinairement sur les choses de Dieu et sur la vanité du
monde. Son principal exercice était de lire de bons livres écrits en castillan.
Il m'invita à lui faire ces lectures: à vrai dire, je n'y sentais pas grand
attrait; j'avais pourtant l'air d'en être fort contente; car pour faire plaisir,
même aux dépens de mes goûts, j'ai porté la complaisance à l'excès; et ce qui
chez d'antres aurait été vertu était un vrai défaut chez moi, parce que souvent
j'allais bien au delà des bornes de la discrétion. O ciel! par quelles voies
secrètes le Seigneur me disposait-il à l'état dans lequel il voulait agréer mes
faibles services! Comme il savait contraindre ma volonté à se vaincre elle-même!
Qu'il en soit béni à jamais! Amen.
Je ne passai que quelques jours chez mon oncle;
mais ses entretiens, ses exemples, les paroles de Dieu que je lisais ou que
j'entendais, laissèrent dans mon âme une ineffaçable empreinte. Les vérités qui
m'avaient frappée dans mon enfance m'apparurent de nouveau; je voyais le néant
de tout, la vanité du monde, la rapidité avec laquelle tout passe. L'effroi me
saisissait à la pensée que si la mort fût venue, elle me trouvait sur le chemin
de l'enfer. Malgré cela, ma volonté ne pouvait se déterminer à la vie
religieuse. Je voyais pourtant que c'était l'état le plus parfait et le plus
sûr; aussi peu à peu je me décidai à me faire violence pour l'embrasser.
Pendant trois mois je livrai bataille à ma volonté;
voici les armes dont je me servais pour la vaincre. Je me disais: les peines et
les souffrances de la vie religieuse ne sauraient dépasser ce qu'on endure en
purgatoire, et moi je m’étais rendue digne de l'enfer; je ne me dévouais donc à
rien de fort héroïque en acceptant le purgatoire de la vie religieuse; je m'en
irais ensuite droit au ciel, où tendaient tous mes désirs. C'était plus, ce me
semble, la crainte servile que l'amour, qui m'imprimait ce mouvement vers la vie
religieuse.
Le démon me représentait qu'élevée si délicatement,
jamais je ne pourrais soutenir les austérités du cloître. Je lui opposais la
pensée des souffrances de Jésus-Christ: ce n'était certes rien de considérable
que d'endurer quelque chose pour lui: d'ailleurs, il viendrait au recours de ma
faiblesse. Je ne me souviens pas si cette dernière pensée était présente à mon
esprit; mais un fait certain, c'est que les assauts de cette époque furent
terribles. Je me vis de plus travaillée de fièvres qui me causaient de grandes
défaillances; car j'ai toujours eu peu de santé.
Heureusement j'étais déjà amie des bons livres, et
ils me donnèrent la vie. Je lisais les épîtres de saint Jérôme; je me sentis,
par cette lecture, si inébranlablement affermie dans mon dessein d'être toute à
Jésus-Christ, que je ne balançai plus à le déclarer à mon père. Un tel acte de
ma part, c'était en quelque sorte prendre l'habit. J'étais si jalouse de
l'honneur de ma parole, qu'après l'avoir une fois donnée, rien au monde n'eût
été capable de me faire retourner en arrière.
Mon père m'aimait si tendrement, que toutes mes
instances ne purent le faire céder à mes désirs. Je demandai à d'autres
personnes de lui parler en ma faveur; leurs prières furent également inutiles.
Tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut qu'après sa mort je ferais ce que je
voudrais. Comme j'avais appris à me défier de moi, et que je redoutais de
trouver dans ma faiblesse un écueil pour ma persévérance, je jugeai qu'un tel
parti ne me convenait pas, et j'exécutai mon dessein par une autre voie, comme
je vais le dire.
Chapitre 4
Débuts dans la vie religieuse et grave maladie
Tandis que je méditais mon dessein, j'eus le
bonheur de persuader à l'un de mes frères
,
en lui montrant la vanité du monde, d'embrasser l'état religieux. Ainsi il fut
convenu entre nous qu'un jour, de grand matin, il me conduirait au monastère où
était cette amie pour laquelle j'avais une grande affection
.
Cependant, je me sentais alors prête à entrer dans tout autre couvent, si
j'avais eu l'espoir d'y mieux servir Dieu, ou si mon père m'en eût témoigné le
désir; car déjà je cherchais, sérieusement le bien de mon âme, et quant au repos
de la vie, je n'en tenais nul compte.
Oui, je dis vrai, et le souvenir m'en est encore
présent, lorsque je sortis de la maison de mon père, ma douleur fut telle, que
ma dernière heure, je le crois, ne peut m'en réserver une plus grande. Il me
semblait que tous mes os se détachaient les uns des autres. L'amour de Dieu
n'étant pas en moi assez fort pour surmonter celui de mon père et de mes
parents, je me faisais une indicible violence, et si le Seigneur ne m'eût aidée,
mes considérations auraient été impuissantes à me faire aller de l'avant. Mais à
ce moment il me donna le courage de triompher de moi-même, et j'exécutai mon
dessein
.
Lorsque je reçus l'habit, le Seigneur me fit
comprendre combien il favorise ceux qui s'imposent violence pour le servir. A
dire vrai, cette violence n'avait été connue que de lui seul: au dehors, l'on ne
voyait en moi qu'un inébranlable courage. A l'instant même, il versa dans mon
âme une si grande satisfaction de mon état, que rien n'a pu l'altérer jusqu'à ce
jour. A une cruelle sécheresse qui me désolait, il fit succéder le suave
sentiment d'un tendre amour pour lui. Toutes les pratiques de la vie religieuse
me devenaient une source de délices. Parfois, il m'arrivait de balayer aux mêmes
heures que je donnais jadis à mes plaisirs et à nies parures; alors la seule
pensée qu'enfin je n'étais plus esclave de ces vanités, répandait dans mon cœur
une joie nouvelle; j'en étais étonnée, et je ne voyais point d'où elle pouvait
me venir.
Lorsque je me rappelle ces choses, il n'est rien de
si difficile que je ne me sente le Courage d'entreprendre. Que de fois
j’en ai fait l'épreuve! Lorsque, dès le commencement d'une oeuvre sainte, j'ai
vaincu les résistances d'une nature lâche, toujours j'ai en à m'en applaudir.
Quand on agit purement pour Dieu, il permet, afin d'accroître nos mérites, que
l'âme éprouve je ne sais quel effroi, jusqu'au moment où elle aborde l'action;
mais plus cet effroi est grand, plus aussi, quand elle en triomphe, elle en est
récompensée et rencontre de délices dans ce qui lui semblait si ardu. Dès cette
vie même, il plaît au divin Maître de payer cette grandeur de courage par des
jouissances intimes, connues seulement des âmes qui les goûtent. J'en ai fait
l'expérience, je le répète, en des choses de grande importance. Aussi je ne
conseillerais jamais, s'il m'était permis de donner un avis, d'écouter de vaines
craintes et de négliger une bonne inspiration, quand, là différentes reprises,
elle vient nous solliciter. Si la gloire de Dieu en est 1'unique terme, le
succès est assuré; car ce grand Dieu est tout-puissant. Qu’il soit béni à
jamais! Amen.
O mon souverain bien et mon repos! n'était-ce donc
pas assez des grâces dont vous m'aviez comblée jusqu'alors? Vous m'aviez
conduite par tant de détours à un état si sûr; vous veniez de m'ouvrir un asile
où vous comptiez tant de fidèles servantes, dont l'exemple devait m'enflammer
d'ardeur dans votre service. Je ne sais comment poursuivre mon récit, quand je
me rappelle ma profession religieuse, mon grand courage, ma joie si pure en ce
beau jour, et les noces spirituelles célébrée avec vous. Je ne puis en parler
sans verser des larmes, mais ce devraient être des larmes de sang; mon cœur
devrait se fendre de regret, et ce ne serait pas trop pour effacer tant
d'offenses commises depuis ce jour. Il me semble maintenant que j'avais raison
de ne pas vouloir aspirer à une si grande dignité, puisque je devais si mal en
user. Pendant près de vingt ans, vous avez souffert une infidèle, et vous avez
voulu être l'offensé pour que je sois la privilégiée. Ne dirait-on pas, ô mon
Dieu! que je n'avais juré que de trahir tous mes serments? Sans joute, une telle
intention n'était pas alors dans mon âme; mais, hélas! à voir les oeuvres qui
suivirent, je .ne sais plus qu'en penser. Du moins, ô mon Époux! cette
infidélité servira à faire mieux connaître qui vous êtes et qui je suis. Je puis
le dire avec vérité, ce qui souvent adoucit le regret de tant d'offenses, c'est
la pensée consolante qu'elles révèlent au grand jour la multitude de vos
miséricordes. Et en qui, Seigneur, peuvent-elles resplendir d'une manière plus
éclatante qu'en moi, qui, par mes fautes, ai tant obscurci ces grandes grâces
dont vous aviez enrichi mon âme? Combien je suis à plaindre, ô mon Créateur! Je
n'ai aucune excuse, et toute la faute en retombe sur moi. Si, par le plus faible
retour, mon cœur eût répondu aux premières marques de votre amour, je le sens,
je n'aurais pu aimer que vous, et c'eût été le remède à tous mes maux. Mais je
ne l'ai point mérité, je n'ai pas eu cet avantage; il ne me reste, Seigneur,
qu'à implorer votre miséricorde.
Malgré tant de bonheur, ma santé ne résista point
au changement de vie et de nourriture. Mes défaillances augmentèrent, et il me
prit un mal de cœur si violent, qu'il inspirait de l'effroi; ajoutez à cela
toute une complication de maux. C'est ainsi que je passai cette première année.
Elle s'écoula pure, sans presque aucune offense du Seigneur. Mon mal était à un
tel degré de gravité, que j'étais presque toujours sur le point de m'évanouir;
souvent même je perdais entièrement connaissance. Mon père, avec des soins
incroyables, cherchait quelque remède; les médecine de l'endroit n'en trouvant
point, il ne balança pas à me conduire dans un lieu fort renommé. Là, lui
disait-on, ma maladie, comme tant d'autres, céderait à l'habileté du traitement.
Le monastère où j'étais n'ayant pas de vœu de clôture rien ne s'opposait au
voyage. J'eus le bonheur d'avoir pour compagne cette amie dont j'ai parlé,
religieuse déjà ancienne. Mon séjour dans ce pays fut à peu près d'un an. Durant
trois mois je me vis soumise, par la violence des remèdes, à une effroyable
torture: je ne sais comment j'ai pu y résister; mais si l'âme s'éleva au-dessus
de la souffrance, le corps succomba, comme je le dirai, à un traitement d'une
telle rigueur.
Les remèdes ne devaient commencer qu'au printemps,
et je m'étais mise en route au commencement de l'hiver. Le village où habitait
cette sœur dont j'ai parlé
étant voisin de l'endroit où j'allais
,
je restai tout ce temps chez elle; j'attendais ainsi le mois d'avril, et
j'évitais les allées et les venues. Je revis en passant cet oncle dont la maison
se trouvait, comme je l'ai dit, sur notre chemin. Il me fit présent d'un livre
qui avait pour titre: Le Troisième Abécédaire
;
c'était un traité de l'oraison de recueillement. J'avais lu, durant cette
première année, plusieurs bons livres; et j'étais bien résolue de ne plus en
lire de frivoles, comprenant trop le mal qu'ils m'avaient fait. J'ignorais
néanmoins encore comment je devais faire oraison et me recueillir. Ce traité me
causa donc le plus grand plaisir; et je résolus de suivre le chemin qu'il me
traçait, avec toute l'application dont je serais capable. Comme déjà le Seigneur
m'avait accordé le don des larmes et que la lecture faisait mes délices, je
commençai à me ménager des heures de solitude, et à purifier mon âme par une
confession plus fréquente. C'est ainsi disposée que j'entrai dans cette voie
spirituelle, ayant ce livre pour guide et pour maître. Pendant vingt ans, à
dater de ce que je raconte, ce fut en vain que j'en cherchai un, je veux dire un
confesseur qui m'entendît. Privée d'un tel appui, bien des fois je retournai en
arrière, je fus même exposée à me perdre entièrement. Un maître spirituel qui
m'aurait connue, m'aurait du moins aidée à sortir des occasions dangereuses où
je me suis trouvée.
Dieu voulut couronner mes premiers efforts, et
durant les neuf mois que je passai dans cette solitude, il se montra prodigue de
faveurs. Je n'étais pourtant pas aussi exempte de fautes que l'exigeait mon
livre, je n'y aspirais pas même, parce qu'à mes yeux une si parfaite vigilance
était chose presque impossible. Je veillais seulement avec une grande attention
à me préserver de tout péché mortel, et plût à Dieu que je l'eusse toujours fait
avec autant de perfection! Mais pour les péchés véniels, je n'y regardais pas de
si près, et ce fut là ce qui fit tant de mal à mon âme. A la fin de ces neuf
mois, Notre-Seigneur, non content des délices qu'il m'avait fait savourer,
daigna m'élever à l'oraison de quiétude, et quelquefois même jusqu'à celle
d'union. L'une et l'autre m'étaient inconnues; j'ignorais leur nature et leur
prix; il m'eût été cependant très utile d'en avoir une connaissance exacte. A la
vérité, cette union ne durait que très peu, je ne sais même si c'était le
temps d'un Ave Maria, mais les effets que j'en ressentais étaient
étonnants. Je n'avais pas vingt ans encore, et je foulais, ce me semble, sous
les pieds le monde vaincu. Je portais, il m'en souvient, une compassion profonde
à ceux qui suivaient ses lois, même en des choses licites.
Voici quelle était ma manière d'oraison. Je
tâchais, au que je le pouvais, de considérer Jésus-Christ notre bien et notre
maître comme présent au fond de mon âme. Chaque mystère de sa vie que je
méditais, je me le représentais ainsi dans ce sanctuaire intérieur. Toutefois,
je passais la plus grande partie du temps à lire de bons livres; ils étaient le
charme et le rafraîchissement de mon âme. Dieu ne m'a pas donné le talent de
discourir avec l'entendement, ni celui de me servir avec fruit de l'imagination.
Cette dernière faculté est chez moi tellement inerte, que lorsque je voulais me
peindre et me représenter en moi-même l'humanité de Notre-Seigneur, jamais,
malgré tous mes efforts, je ne pouvais en venir à bout.
A la vérité, l'âme qui ne peut discourir, si elle
persévère, arrive bien plus vite à la contemplation, mais sa voie est très
laborieuse et très pénible; car, dès que la volonté ne se trouve pas occupée, et
que l'amour ne se porte pas sur un objet présent, cette âme demeure comme sans
appui et sans exercice. La solitude et la sécheresse la font beaucoup souffrir,
et les pensées lui livrent un terrible combat. A des âmes de cette trempe, il
faut plus de pureté de conscience qu'à celles qui peuvent agir avec
l'entendement. Celles-ci, s'appliquant à approfondir la vanité du monde, les
bienfaits divins, les ineffables souffrances du Sauveur, le peu de services
qu'elles lui rendent la grandeur des dons qu'il réserve à ceux qui l'aiment
puisent dans ces sujets divers des lumières et des armes pour se
défendre contre les pensées, les occasions et les périls. Mais les personnes
privées d’un tel secours se trouvent plus exposées; c'est pourquoi, ne pouvant
puiser en elles-mêmes aucune de ces pensées fortes, elles doivent s'occuper
beaucoup à la lecture. Leur voie étant semée de souffrances si cruelles, la
lecture, quelque courte qu'elle soit, leur est très utile, nécessaire même, pour
se recueillir et pour remplacer l'oraison mentale qu'elles ne peuvent faire. Que
si le maître qui les dirige leur interdit l'usage du livre, et les force à
persévérer dans l'oraison sans ce secours, il leur sera impossible de lui obéir
longtemps, et elles ne feront que ruiner leur santé en s'obstinant à soutenir
une lutte si pénible.
Je le reconnais maintenant, ce fut par une conduite
particulière de Notre-Seigneur que, pendant dix-huit ans, je ne trouvai aucun
maître spirituel. Car si, au milieu du long tourment et des sécheresses que me
faisait endurer l'impuissance de discourir, j'en avais rencontré un qui eût
voulu me conduire de cette manière, il m'aurait été impossible d'y résister.
Jamais, durant tout ce temps, excepté quand je
venais de communier, je n'osai aborder l'oraison sans un livre. Sans lui, mon
âme éprouvait le même effroi que si elle avait eu à lutter seule contre une
multitude ennemie; l'ayant à côté de moi, j'étais tranquille. C'était une
compagnie, c'était de plus un bouclier sur lequel je recevais les coups des
pensées importunes qui venaient troubler mon oraison. D'ordinaire, je n'étais
point dans la sécheresse, mais jamais je n'y échappais quand je me trouvais sans
livre; soudain mon âme se troublait et mes pensées s'égaraient. Avec mon livre,
je les rappelais doucement, et par cette attrayante amorce j'attirais, je
gouvernais facilement mon âme Souvent je n'avais besoin pour cela que d'ouvrir
le livre; quelquefois je ne lisais que quelques lignes; d'autres fois je
lisais plusieurs pages: c'était suivant la grâce que Notre. Seigneur
m'accordait.
Dans ces heureux commencements, il me semblait
qu'avec des livres et de la solitude, aucun danger n'aurait pu me ravir un si
grand bien. Je crois même qu'avec la grâce de Dieu il en eût été ainsi, si un
guide spirituel, ou quelqu'un enfin, m'eût éloignée ou du moins promptement
retirée des occasions dangereuses. Une tentative ouverte du démon pour
m'entraîner à quelque péché grave m'eût alors trouvée invincible. Mais sa
tactique fut si subtile et moi si faible, que toutes mes résolutions me
servirent peu: cependant, aux jours de ferveur, elles me furent d'un secours
immense pour supporter, avec cette inaltérable patience que le Seigneur me
donna, les effrayantes maladies que j'eus à souffrir.
Que de fois, en reportant la vue sur cette époque
de ma vie, j'ai considéré avec étonnement la bonté infinie de Dieu! Que de fois
mon âme s'est délectée dans la contemplation de sa magnificence et de sa
miséricorde! Qu'il soit béni de tant de bienfaits! J'ai vu clairement que jamais
il n'a laissé de me récompenser, dès cette vie même, du moindre désir formé pour
sa gloire. Quelque défectueuses et imparfaites que fussent mes oeuvres, mon
divin Maître daignait les améliorer, les perfectionner, leur donner de la
valeur. Quant à mes fautes et à mes péchés, il se hâtait de les couvrir d'un
voile. Et maintenant il permet qu'un épais nuage les dérobe à la vue de ceux qui
en furent témoins; il fait plus il les efface de leur mémoire; il transfigure
mes fautes jusqu'à leur donner l'éclat de l'or; et il se plaît à faire
resplendir une faible vertu, que lui seul a mise en moi, pour ainsi dire, malgré
mes résistances.
Je veux revenir à ce que l'on m'a commandé
d'écrire. Mais faut qu'on le sache: si je devais raconter en détail la conduite
de Notre-Seigneur à mon égard dans ces commencements, une pareille tâche serait
au-dessus de mes forces. Il faudrait un autre esprit que le mien pour peindre
sous leurs vraies couleurs, d'un côté les innombrables bienfaits dont je me vis
comblée, de l'autre une ingratitude et une malice qui purent les ensevelir dans
l'oubli. Louange éternelle à ce Dieu de bonté dont tant d'infidélités n'ont pu
vaincre la patience!
* * * * *
Les historiens de sainte Thérèse
ne sont Pas d'accord sur le jour de son entrée en religion. Les uns,
comme Ribera, le fixent au 2 novembre 1535; les autres, avec Yepès,
préfèrent le 2 novembre 1533; quelques uns le reculent jusqu'à l'année
1536. Deux passages des écrits de la sainte semblent aussi indiquer deux
dates différentes. Parlant, au eh. IV de sa Vie, de l'époque où elle se
rendait à Becedas pour se faire traiter, c'est-à-dire après sa
profession religieuse, elle dit: « Je n'avais pas encore vingt ans. Si
ce chiffre est exact, Thérèse serait entrée en religion au milieu de sa
dix-neuvième année, par conséquent en 1533. D'autre part, dans une
relation de 1575, adressée au P. Rodrigue Alvarez, elle écrit qu'il y a
quarante ans qu'elle a pris l'habit. Ce serait donc en 1535.
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