INTIMITE, Patrice Chereau 2001, Kerry Fox, Mark Rylance, Philippe Calvario (film e sentimental)@@ ()
Londres. Jay est réveillé par la sonnette. Une femme arrive. Ils font l'amour. Elle repart, sans qu'ils aient échangé un mot. Il retrouve cette inconnue chaque mercredi à heure fixe, pour des rapports purement sexuels. Il n'a pas envie de s'impliquer dans une nouvelle liaison. Doit-il continuer à la voir ou rompre ? Un mercredi qu'elle ne vient pas, Jay prend pourtant conscience de son addiction.
TELERAMA
Une relation amoureuse à cru et à cran décortiquée avec intensité par Patrice Chéreau.
Comment raconter, en 2001, une histoire d'amour au cinéma ? Pas une bluette à deux balles ni un sublime mirage, mais une histoire tangible, charnue, complexe, de plain-pied avec l'époque. Comment s'y prend-on ? On ignore si Patrice Chéreau s'est posé la question en ces termes, avant d'entreprendre son huitième long métrage, mais il est certain que le film, lui, y répond sans ambages.
D'abord par son point de départ : le sexe, et rien que le sexe, comme préalable à toute esquisse de sentiment. Les mercredis après-midi, Jay reçoit la visite de Claire dans son appartement décrépit. Ils échangent à peine quelques mots, ne se connaissent pas, mais ils se jettent l'un sur l'autre et font l'amour à même le sol, comme on livre une bataille. Ce n'est qu'un début, mais où se joue, déjà, l'un des paris du film : la représentation du désir physique, qui taraude si fort aujourd'hui le cinéma d'auteur, en France et ailleurs. Pari réussi, puisque ces scènes possèdent une beauté inédite : fébriles mais pas frénétiques, impudiques sans être obscènes, elles donnent à suivre, dans la durée, la déformation troublante des visages, le rougissement des peaux, la concentration quasi douloureuse des regards... Toutes choses habituellement occultées.
Le second pari de Chéreau consiste à mettre en scène l'histoire sur les lieux et dans la langue où elle a été imaginée, à l'origine, par l'écrivain anglo-indien Hanif Kureishi (1). Scénarisé, éclairé, monté par des Français, Intimité est joué à Londres, et en anglais, par des acteurs que l'on découvre : la Néo-Zélandaise Kerry Fox et le Britannique Mark Rylance. Elle, grave, impérieuse, d'une beauté mûre et légèrement abîmée qui se révèle au fil des minutes ; lui, blafard, défait, inquiet, séduisant. Sans préjuger de ce qu'aurait été le film avec des vedettes françaises et un décor parisien, il est flagrant que ces visages vierges (pour nous) et cette ville filmée avec l'avidité de l'étranger concourent à faire lever la pâte. Puisque rien n'est familier, tout est possible.
Pourtant, la première scène d'amour passée, un doute affleure. Claire est partie, Jay reste seul dans son désordre cafardeux, puis se rend à son travail il est barman de nuit. Il retrouve ses collègues, son vieil ami Victor, complètement déglingué. Ces choses de la vie quotidienne qui renseignent sur le passé de l'homme et sur son sentiment de précarité (il a quitté femme et enfants sur un coup de tête, un an plus tôt), Patrice Chéreau les tire vers l'excès de style. La musique, ou plutôt les chansons (Clash, Iggy Pop, Bowie, etc.) envahissent la bande-son, couvrent les mots. La sophistication de la lumière et des mouvements de caméra, comme les prouesses du montage, sous influence Wong Kar-wai, sautent aux yeux. Rappelant certaines scories de Ceux qui m'aiment prendront le train, son précédent film, Chéreau paraît de nouveau en proie à son penchant véniel : le cinéma pour le cinéma. On voudrait lui souffler qu'il n'en faut pas tant pour nous accrocher aux tourments de ses amants anonymes.
Cette impression n'a pas le temps de s'installer, récusée par quelques séquences magiques de filature dans les rues de Londres. Cette fois, la manière fiévreuse du cinéaste fait corps avec la substance du film, de plus en plus fluide. Jay transgresse son pacte tacite avec Claire. Il suit la jeune femme, à son insu et, de fil en aiguille, découvre sa vie : comédienne de seconde zone, mariée, un enfant. En secret, il fait connaissance avec son mari, Andy, chauffeur de taxi au trente-sixième dessous, qu'il prend un étrange plaisir à humilier, à coups de sous-entendus.
Le jeu de cache-cache et d'étreintes clandestines se mue alors en un subtil affrontement à coeurs perdus où se mêlent la jalousie, le désespoir, la peur et le désir. Coécrits avec Anne-Louise Trividic, les dialogues brillent par leur habileté à fouiller les motifs secrets des personnages et leurs blessures existentielles. Paradoxalement, c'est lui, l'homme, qui n'a pas supporté d'en rester à une relation strictement sexuelle avec Claire. C'est lui qui s'ingénie à déprécier, à ruiner le couple de la jeune femme. Par dépit. Ou par nostalgie de ce à quoi il a renoncé lui-même. Ou par regret de l'ivresse des mercredis, déjà évanouie. Ou par amour.
Ce film, peut-être le plus personnel de Chéreau depuis L'Homme blessé, porte bien son titre. L'intimité avec un(e) autre, c'est ce à quoi chaque personnage aspire, s'accroche désespérément ou se blesse. Il y a même quelqu'un qui prétend en être mort : une vieille amie de Claire, campée avec beaucoup de charme par Marianne Faithfull. Toute la question est de savoir en quoi cette intimité consiste et à quel point elle peut durer... Commencée dans l'extase sensuelle et passée par toutes les couleurs de la cruauté et de la passion, l'aventure de Jay et de Claire se termine dans un climat de mélancolie et de deuil, une accalmie. Pourtant, une étincelle de vie s'est rallumée chez l'un comme chez l'autre, et il suffit peut-être, désormais, d'attendre le prochain orage.