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becquer - les Yeux verts et autres legendes (conte)1872 (espagne)


becquer - les Yeux verts et autres legendes (conte)1872 (espagne)
(taille reelle)
Gustavo Adolfo BECQUER - les Yeux verts et autres legendes (1872)

Gustavo

Dans les dix-huit contes fantastiques réunis sous le titre de Leyendas s'exprime aussi, de façon splendide, l'art de visionnaire de Bécquer. À l'observation réaliste et à l'intuition du surnaturel s'ajoutent la clarté et la grâce andalouses, une manière inimitable de conter qui va de la notation primesautière à la hantise du mystère. Los Ojos verdes (« Les Yeux verts ») raconte l'amour ébloui et mortifère d'un chevalier pour une ondine.


""Est-ce en rêve ? je ne sais ; mais je les ai vus. Je ne pourrai certes pas les décrire tels qu’ils étaient : lumineux, transparents comme les gouttes de pluie qui glissent sur les feuilles des arbres, après un orage d’été.
... je vais m’asseoir au bord de la fontaine et chercher dans ses ondes... Quoi ? je ne sais, une folie ! Le jour où je l’ai franchie, monté sur Éclair, j’ai cru, dans leurs profondeurs, voir briller une chose étrange... très étrange... les yeux d’une femme. Peut-être était-ce un fugitif rayon de soleil, qui serpentait sous l’écume. Peut-être était-ce une de ces fleurs, qui flottent au milieu des algues nées dans son sein, et dont les calices ressemblent à des émeraudes... je l’ignore ; mais j’ai cru voir un regard qui s’attacha sur moi, regard qui embrasa mon cœur du désir absurde, irréalisable, du désir de rencontrer quelqu’un avec de pareils yeux. Je suis allé à leur recherche, dans cet endroit, des jours et des jours. Un soir enfin... Je croyais être le jouet d’un songe... mais non, c’était la vérité ; car je lui ai parlé, plusieurs fois, comme je te parle en ce moment... Un soir, j’ai rencontré, assise à ma place et vêtue d’une tunique qui descendait jusqu’à l’eau et flottait à sa surface, une femme, belle au-delà de toute limite : ses cheveux semblaient d’or, ses cils brillaient comme des rayons de lumière ; sous ses cils voltigeaient, inquiètes, les prunelles que j’avais vues... oui, les yeux de cette femme étaient, en effet, les yeux qui restaient gravés dans mon esprit, des yeux d’une couleur impossible, des yeux...
– Verts ! s’écria Iñigo, avec un accent de profonde terreur, en se dressant tout à coup sur son siège.
......

Elle était belle, belle et pâle comme une statue d’albâtre. Une boucle de ses cheveux tombait sur ses épaules et glissait dans les plis de son voile, comme un rayon de soleil traversant les nuages. Entourées de cils blonds, ses prunelles brillaient pareilles à des émeraudes serties dans une monture d’or. Quand le jeune homme eut cessé de parler, elle remua les lèvres pour prononcer quelques mots ; mais il ne s’en exhala qu’un soupir, soupir faible et plaintif, comme celui de l’onde légère poussée par la brise, et qui meurt parmi les joncs.
....
– je suis un pur esprit et je descends jusqu’à un mortel ! Je ne suis pas une femme semblable à celles de la terre ; je suis une femme digne de toi, si supérieur aux autres hommes. Je vis au fond des eaux et, comme elles, fugace, incorporelle et transparente, je parle avec leurs rumeurs, j’ondule avec leurs vagues. Je ne châtie pas celui qui ose troubler la fontaine où je demeure ; loin de là, mon amour le récompense d’être un mortel inaccessible aux superstitions du vulgaire, et capable de comprendre ma tendresse étrange et mystérieuse.
Tandis qu’elle parlait ainsi, le jeune homme, absorbé dans la contemplation de sa fantastique beauté, et comme attiré par une force inconnue, avançait de plus en plus vers le bord du rocher.


La femme aux yeux verts continua ainsi :
– Vois-tu le fond limpide du lac, vois-tu ces plantes, aux feuilles vertes et larges qui s’agitent dans ses profondeurs ?... Elles nous fourniront un lit d’émeraudes et de coraux... et moi... moi je te donnerai un bonheur, un bonheur sans nom, bonheur que tu as rêvé dans tes heures de délire et que personne ne peut t’offrir... viens, les vapeurs du lac flottent sur nos fronts comme un berceau de lin... La voix incompréhensible des ondes nous appelle ; déjà le vent chante dans les peupliers ses hymnes d’amour ; viens... viens...

La nuit étendait ses ombres, la lune se reflétait à la surface du lac, un brouillard floconneux se mouvait au souffle de l’air et les yeux verts brillaient dans l’obscurité, comme les feux follets qui courent au-dessus des eaux putréfiées... Viens... viens... ces paroles bruissaient aux oreilles de Fernand comme des conjurations. Viens... et la femme mystérieuse l’appelait au bord de l’abîme, où elle restait suspendue. Elle semblait lui offrir un baiser... un baiser !...

Fernand fit un pas vers elle... puis un autre... Il sentit des bras délicats et flexibles s’unir autour de son cou, et sur ses lèvres ardentes une sensation de froid, un baiser de neige... il vacilla... perdit pied et tomba dans l’eau, avec un bruit sourd et lugubre. Les eaux jaillirent en étincelles lumineuses, et se refermèrent sur son corps, et leurs cercles d’argent allèrent en s’élargissant, en s’élargissant jusqu’à expirer sur les rives.

Gustave-Adolphe BÉCQUER, Légendes espagnoles, 1872 (extraits)
Traduit de l’espagnol par Achille Fouquier.