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20 JOURS A MARIOUPOL, Mstyslav Chernov 2022 (documentaire)@@@



20 JOURS A MARIOUPOL, Mstyslav Chernov 2022 (documentaire)@@@
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20 JOURS A MARIOUPOL, Mstyslav Chernov 2022 (documentaire)@@@ ()

Février 2022. Des reporters ukrainiens, piégés dans la ville assiégée de Marioupol, filment les atrocités de l'invasion russe. Au plus près des civils, Mstyslav Chernov livre un témoignage capital sur la réalité de la guerre qui déchire son pays.

TELERAMA
L'entretien commence par une minute de silence. Puis, Mstyslav Chernov relève la tête de l’écran de son smartphone. Tôt ce matin-là, des missiles russes ont frappé plusieurs villes ukrainiennes, dont la sienne, Kharkiv. « Des immeubles proches de ma résidence d’étudiant ont été touchés, il y a des blessés. Chaque tir me met en colère », lâche le vidéaste d’Associated Press, de la même voix caverneuse qui nous guide dans le bouleversant 20 Jours à Marioupol. Son premier documentaire, nominé aux Oscars, récompensé au Fipadoc et aux BAFTA 2024, témoigne des premiers jours du siège impitoyable de Marioupol, du 23 février au 15 mars 2022.

« Chaque fois que je présente mon film, je répète : ce que vous voyez se déroule tous les jours en Ukraine, des enfants meurent sous les bombes russes », souligne le reporter de guerre, lauréat d’un Pulitzer. Pendant quatre-vingt-dix minutes, condensé de ces vingt journées infernales, Mstyslav Chernov nous immerge dans un récit étouffant, celui d’une double mise à mort, la destruction méthodique d’une ville paisible et de ses habitants, réduits à se terrer comme des rats pour espérer sortir vivants d’un cauchemar éveillé. « Je place le public au milieu de la guerre, c’est rugueux, c’est brutal », concède-t-il. De fait, 20 Jours à Marioupol ne laisse pas indemne. C’est le souffle court que l’on assiste à un geste journalistique rare, la mise en images en temps réel des ravages de la guerre.

Des images à tout prix
« Le siège et le blocus de Marioupol sont d’une violence et d’une rapidité inattendues. La ville portuaire est verrouillée : aucune information ne parvient aux quatre cent mille habitants, hormis celles d’une radio russe. Couper les réseaux de communication est une arme : cela crée du chaos et de l’impunité. Les gens qui paniquent ne résistent pas, ils sont confus, vulnérables. Sans images, les forces russes pouvaient faire ce qu’elles voulaient. Mais nous sommes les derniers journalistes présents [l’équipe d’Associated Press est également composée du photographe Evgeniy Maloletka et de la productrice Vasilisa Stepanenko, ndlr]. On est restés tant qu’on a pu. Sortir l’information est un défi. Je filme tant que je peux, parfois sans réaliser ce que je vois, je rationne mes batteries, mets des heures à envoyer mes vidéos.

Malgré ces difficultés, quarante minutes de mes séquences sont diffusées dans les JT du monde entier. Après le bombardement de la maternité, dont les images ont fait le tour du monde, je sais que je raconterai le martyre de la ville dans toute son étendue, pour donner un sens à ce que je filme. J’ai accumulé trente heures de rushes. Nous devons les sortir de là. Grâce à l’aide d’un policier et de sa famille, nous passons les check-points russes. Le réalisateur lituanien Mantas Kvedaravicius n’a pas eu cette chance, il a été exécuté alors qu’il tentait de quitter la ville. »

Information et propagande
« En faisant ce documentaire, je voulais que l’histoire de cette tragédie soit préservée de l’effacement du temps. Ou, pire, remplacée par de faux récits. La propagande russe a essayé de déformer notre travail. Je le montre, leurs JT ont diffusé les images de la maternité avec un texte qui disaient que les femmes enceintes étaient des actrices. Mais je ne souhaite pas que mon film soit considéré comme une tentative de combattre la désinformation et la propagande – le seul instrument efficace est l’éducation.

Toute personne a le droit d’interpréter et de penser ce qu’elle veut. Un documentaire permet de donner plus de contexte, afin que le public comprenne le sens des événements et se fasse sa propre opinion, ce qui lui permettra de résister à la manipulation. Nous sommes journalistes, cinéastes et documentaristes, nous ne sommes pas des soldats. Il est d’ailleurs problématique que les régimes autoritaires, et parfois les pays démocratiques, considèrent l’information comme une arme. Cela fait de nous des cibles. »

Montrer l’horreur
« Trente heures de rushes, c’est peu pour un documentaire. Malgré tout, j’ai dû faire des choix. Un groupe de la Croix Rouge ukrainienne nous a sauvé la vie, donné à manger, un abri, aidé de nombreux habitants. Je n’ai pas pu garder cette séquence. Au début de l’invasion, les Russes martelaient qu’ils ne visaient pas les civils. Un mensonge. Des enfants mourraient. Nous montrons le décès de trois d’entre eux, en prenant soin de raconter leur histoire de la manière la plus singulière possible.

Jusqu’où peut-on aller ? Il y a évidemment des lignes rouges. Au montage, le plus important est de respecter les victimes. Certaines personnes estiment que le film est difficile à regarder. C’est vrai, il est très émouvant. Mais nous ne pouvons pas nous permettre d’aseptiser les images, il serait terrible que les gens pensent que la guerre est acceptable. Il faut montrer à quel point c’est horrible de frapper des civils. Le spectateur doit le sentir dans sa chair. »

Derrière la tragédie, l’espoir
« Nous-même trouvions le film difficile une fois achevé. Personnellement, il me dévaste, je pleure à chaque fois. Nous avions peur que les spectateurs fuient. Les premières projections au festival de Sundance étaient donc gratuites. À l’inverse, nous avons reçu le prix du Public. Les diffusions les plus émouvantes ont eu lieu en Ukraine. Des centaines d’habitants de Marioupol sont venus regarder leur ville se faire détruire.

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Quelle ne fut pas ma surprise lorsque certains m’ont dit que le film était plein d’espoir ! Qu’il montrait que, dans les pires moments d’une vie, il y a toujours un médecin, un pompier, un policier, un voisin, un journaliste pour les soutenir. Ce sentiment de solidarité, de lien puissant face à l’horrible tragédie, permet à l’Ukraine de résister. Ce film est un symbole pour les civils de toutes les autres guerres. Je suis heureux de l’avoir réalisé pour les Ukrainiens, et pour les Russes, qui finiront peut-être par le regarder, pour savoir ce qu’ils ont fait. »

L’Ukraine, avenir de l’Europe
« Mon prochain film portera sur la contre-attaque ukrainienne. L’avenir du monde dépend de la résolution de cette guerre. Si l’Ukraine s’effondre, tous les régimes autoritaires se sentiront autorisés à envahir, à commettre des crimes, sans en payer les conséquences. Pour les Ukrainiens, ce n’est pas seulement une guerre pour la survie du pays, ils ont le sentiment de se battre pour des valeurs, cela les rend forts, ils se battront jusqu’au bout. En 2014, lors de la révolution de la Dignité, les Ukrainiens ont choisi les valeurs démocratiques.

C’est insupportable pour la Russie de voir prospérer à ses frontières des États qui choisissent la modernité, l’égalité, la justice. C’est pour cela que ce régime totalitaire a attaqué mon pays. Les Ukrainiens se battent aussi pour les Européens. Marioupol ressemblait à n’importe quelle ville européenne. Elle était belle, prospère, heureuse. Imaginez que la ville détruite soit française et que les autres pays européens se demandent s’il faut envoyer ou non des armes. Cela semble absurde, non ? »