Catherine MANSFIELD - la Garden Party (roman) (1922)
Elle se tourna vers Meg : « J'ai envie d'entendre ce que donne le piano, pour le cas où on me demanderait de chanter cet après-midi. Essayons " Cette vie est amère ". »
Pom ! Ta-ta-ta, Ti-ta ! Le piano fit retentir des accents si passionnés que Jose changea de visage. Elle joignit les mains. Elle coula un regard énigmatique et désolé vers sa mère et Laura qui entraient dans la pièce.
Cette vie est amè-ère,
Une larme … un soupir.
Un amour éphémè-ère,
Cette vie est amè-ère,
Une larme … un soupir
Un amour éphémè-ère,
Et puis … adieu !
Mais sur le mot « adieu », et tandis que le piano se lamentait de plus belle, son visage s'éclaira d'un grand sourire totalement dénué de compassion.
« Vous ne trouvez pas que je suis en voix, m'man ? » demanda-t-elle radieuse.
La garden-party, p. 111
La fête se prépare, tandis que chacun vaque à ses propres préparatifs, que les cuisinières se hâtent de préparer petits fours et mignardises, Laura supervise l’installation de la tente tout en croquant à belles dents dans une tartine. « Elle se sentait toute pareille à une ouvrière. »
Aujourd’hui, les enfants sont responsables de l’organisation de la garden party et la toute jeune fille se sent des ailes lui pousser dans le dos. Tout est si merveilleux :
« Laura raccrocha le récepteur, leva les bras au-dessus de sa tête, respira profondément, les étendit, les laissa retomber. « Ouf ! » soupira-t-elle, et tout de suite, elle se redressa. Elle resta immobile, écoutant. On aurait cru que toutes les portes étaient ouvertes. La maison entière semblait animée de pas doux et rapides, d’un ruissellement de voix. La porte capitonnée de serge verte qui conduisait aux régions des cuisines s’ouvrait d’un coup, se refermait avec un choc amorti. Et maintenant s’élevait un son prolongé, ricaneur et cocasse. C’était le lourd piano qu’on poussait sur ses roulettes grinçantes. Et puis l’air ! si l’on prenait le temps de le remarquer, l’air était-il toujours comme cela ? De petites brises légères jouaient à se poursuivre au haut des fenêtres, à se faufiler par les portes. Et il y avait deux minuscules tâches de soleil qui jouaient aussi, l’une sur l’encrier, l’autre sur un cadre à photographie en argent. Des amours de petites taches. Surtout celle du couvercle de l’encrier. Elle était toute chaude, une tiède petite étoile d’argent. Laura l’aurait embrassée. »
Mais bientôt c’est le drame, pas très loin de chez eux, à quelques pas, un jeune homme, ouvrier, vient de mourir. Une mauvaise chute de cheval…
Inexorablement, l’insouciance de Laura s’envole à jamais. Mais pourquoi est-elle si seule ? Seule avec son chagrin tandis que l’orchestre joue à tout rompre.
Le soir même, elle ira rendre visite à la famille et regrettera tout aussitôt, le seuil de la maison franchi, le choix de son chapeau, trop grand, trop…
L’enfance est derrière, tout derrière, déjà.
« N’est-ce pas que la vie, balbutia-t-elle, n’est-ce pas que la vie… »
* La Garden Party est une des nouvelles qui donne son nom à ce recueil publié en 1922.