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20081108P1130230 flatiron

(taille reelle)
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Dans la brume grise,
les gratte-ciel se dressent
comme les gigantesques sépulcres
...
Huit millions d'hommes,
l'odeur de fer et de ciment,
la folie des constructeurs,
et cependant l'extrême pointe
de la solitude.
...

Albert Camus



























La pluie de New York est une pluie d'exil.
Abondante, visqueuse et compacte,
elle coule inlassablement
entre les hauts cubes de ciment,
sur les avenues soudain assombries
comme des fonds de puits.

Réfugié dans un taxi,
arrêté aux feux rouges,
relancé aux feux verts,
on se sent tout à coup
pris au piège,
derrière les essuie-glaces
monotones et rapides,
qui balaient une eau
sans cesse renaissante.
On s'assure qu'on pourrait ainsi
rouler pendant des heures,
sans jamais se délivrer
de ces prisons carrées,
de ces citernes où l'on patauge,
sans l'espoir d'une colline
ou d'un arbre vrai.

Dans la brume grise,
les gratte-ciel se dressent
comme les gigantesques sépulcres
d'une ville de morts,
et semblent vaciller un peu sur leurs bases.
Ce sont alors les heures de l'abandon.
Huit millions d'hommes,
l'odeur de fer et de ciment,
la folie des constructeurs,
et cependant l'extrême pointe
de la solitude.

« Quand même je serrerais contre moi
tous les êtres du monde,
je ne serais défendu contre rien. »

C'est peut-être que New York
n'est plus rien sans son ciel.
Tendu aux quatre coins de l'horizon,
nu et démesuré,
il donne à la ville sa gloire matinale
et la grandeur de ses soirs,
à l'heure où un couchant enflammé
s'abat sur la VIIIème Avenue
et sur le peuple immense
qui roule entre ses devantures,
illuminées bien avant la nuit.
Il y a aussi certains crépuscules
sur le Riverside, quand on regarde
l'autostrade qui remonte la ville,
en contrebas, le long de l'Hudson,
devant les eaux rougies par le couchant ;
et la file ininterrompue des autos
au roulement doux et bien huilé
laisse soudain monter un chant alterné
qui rappelle le bruit des vagues.
je pense à d'autres soirs enfin,
doux et rapides à vous serrer le coeur,
qui empourprent les vastes pelouses
de Central Park à hauteur de Harlem.
Des nuées de négrillons s'y renvoient une balle
avec une batte de bois, au milieu de cris joyeux,
pendant que de vieux Américains,
en chemise à carreaux, affalés sur des bancs,
sucent avec un reste d'énergie
des glaces moulées dans du carton pasteurisé,
des écureuils à leurs pieds
fouissant la terre
à la recherche de friandises inconnues.

Dans les arbres du parc,
un jazz d'oiseaux salue
l'apparition de la première étoile
au-dessus de l'Impérial State
et des créatures aux longues jambes
arpentent les chemins d'herbe
dans l'encadrement des grands buildings,
offrant au ciel un moment détendu
leur visage splendide
et leur regard sans amour.

Mais que ce ciel se ternisse,
ou que le jour s'éteigne,
et New York redevient la grande ville,
prison le jour, bûcher la nuit.
Prodigieux bûcher en effet, à minuit,
avec ses millions de fenêtres éclairées
au milieu d'immenses pans de murs noircis
qui portent ce fourmillement de lumières
à mi-hauteur du ciel
comme si tous les soirs sur Manhattan,
l'île aux trois rivières,
un gigantesque incendie s'achevait
qui dresserait sur tous les horizons
d'immenses carcasses enfumées,
farcies encore par des points de combustion. »

Albert Camus, « Pluies de New York », Essais, Éd. Gallimard (1965).